crevettes grises de Nantes, déposées sur une tortilla de maïs alsacien

Camille Besson et Tristan Weinling ont déménagé Utopie à Gueberschwihr

Un reportage paru dans La Revue Culinaire N°957 -Sept 2025, éditée depuis 1920, par l’association Les Cuisiniers de France

Camille et Tristan Weinling : Plus qu’un rêve, une utopie

À Gueberschwihr, petit village au cœur du vignoble alsacien, une maison a retrouvé souffle et lumière. Là où se tenait jadis le restaurant Au Raisin de Madame Georgette, une nouvelle adresse gastronomique insuffle aujourd’hui un vent de jeunesse, de rigueur et de poésie. Son nom : Utopie. Derrière ce mot se trouvent Camille Besson et Tristan Weinling. Ce dernier, nommé « Grand de Demain » par le Gault & Millau, a forgé son art auprès de figures comme Éric Briffard, Pierre Gagnaire, Jean Imbert ou encore Juan Arbelaez, avant de trouver ici le terrain d’expression d’une cuisine instinctive, libre, personnelle.

Utopie est l’accomplissement d’un rêve porté par un jeune couple que l’on croirait tout droit sorti d’un conte contemporain. Lui, un cuisinier Alsaco-Réunionnais passionné, et elle, une Franco-Suissesse gourmande. Leur histoire mêle ambition et douceur, lucidité et espoir, vision et enracinement. En deux ans, ils ont ouvert deux restaurants : le premier en centre-ville qu’ils ont fermé pour créer le second à la campagne. Entre les deux, sur le chemin du vignoble : celui des valeurs familiales, une éthique de vie où la famille prime sur tout.

Leur trajectoire

« Tous les chefs avec qui j’ai travaillé m’ont transmis le goût du travail d’instinct, la folie, l’ouverture, la remise en question permanente. J’étais plus créatif que technicien au départ. Gagnaire m’a appris la liberté. Quand j’y étais, dans sa brigade, il y avait alors une génération incroyable de chefs : Florent Pietravalle, Édouard Chouteau, Yann Maget, Tom Meyer, tous deux devenus Meilleurs Ouvriers de France… Nous avons grandi professionnellement ensemble », raconte Tristan.

Après son bac S et sa mise à niveau au lycée Alexandre-Dumas, Tristan effectue un stage chez Grégory Coutanceau à La Rochelle, puis au George V sous la direction d’Éric Briffard. Il y rencontre Juan Arbelaez. En 2004, quand Juan part travailler pour Jean Imbert, qui ouvre son restaurant L’Acajou, il emmène Tristan avec lui. Ils sont alors trois en cuisine. Puis vient l’envie d’évoluer. Juan Arbelaez l’envoie alors chez Pierre Gagnaire. Le jour de son essai, un poste se libère et les astres s’alignent. Tristan y restera deux ans et demi, une expérience fondatrice. Suivront plusieurs collaborations avec Juan Arbelaez, dont une place de chef à Plancha à Boulogne, puis celle de chef exécutif au restaurant Nube de l’hôtel Marignan

C’est là qu’il rencontre Camille Besson, qui y fait des extras pour financer ses études à l’école Vatel en Suisse. Diplômée d’un double Bachelor en business hôtelier, elle possède une solide culture de l’hospitalité. Mais Tristan avait déjà programmé la Nouvelle-Zélande, animé par le désir d’apprendre l’anglais et de voyager. À son retour, ils s’installent en Suisse et se forment notamment chez Claude Legras, MOF, au Floris à Anières (Suisse), avec un objectif clair : mettre de l’argent de côté pour ouvrir leur restaurant.

La première Utopie à Strasbourg

Ils visent Strasbourg. Leur ami Jacques Zimmermann, patron du restaurant Les Fines Gueules, les conseille dans leurs démarches. Une annonce retient leur attention : Carole Eckert et Bérangère Pélissard vendent Le Comptoir à Manger, rue des Dentelles à Strasbourg. Ils visitent et disent oui immédiatement. Quinze couverts, 31 m², c’est parfait.

Mais les difficultés s’accumulent : problèmes administratifs liés au statut d’Établissement Recevant du Public, licence défaillante dont les précédents exploitants n’avaient pas souffert. Puis survient la crise sanitaire. Le rêve se transforme en épreuve, frôlant le cauchemar. Le nom initialement choisi, Nomade, leur est refusé, déjà pris par un café strasbourgeois. Ils se promettent alors : si, malgré les obstacles, ils parviennent à ouvrir, ce sera Utopie, en hommage à ce rêve qui semble inatteignable. Leur ténacité finit par payer. Ils ouvrent. Elle est en salle, lui en cuisine, et le bouche-à-oreille fonctionne. Ils se taillent une réputation flatteuse, bâtie sur un  menu de « curiosités » en six temps à 44 €, le tout dans un lieu à l’énergie bienveillante. La reconnaissance arrive : deux toques au Gault & Millau, qui repère les talents émergents.

D’Alba à Gueberschwihr

La naissance de leur fille Alba bouleverse leurs priorités. Camille se retire progressivement du service pour se consacrer au back-office et à la gestion du restaurant. Tristan veut passer plus de temps avec sa famille. Ils se remettent en quête d’un appartement. À nouveau, la première visite est concluante : Gueberschwihr, sur la route des vins d’Alsace, entre Rouffach et Colmar, est un village paisible et préservé, abritant l’église Saint-Pantaléon, des sarcophages mérovingiens, 78 maisons à colombages de la Renaissance inscrites à l’inventaire du patrimoine. Ici, ils peuvent vivre au-dessus de leur établissement et ne pas déléguer l’éducation de leurs deux enfants, car entre-temps Achille est né. Ils cultivent l’instant. « Nous avons surtout pensé à la famille, à l’équilibre, à la transmission. Des valeurs importantes pour nous. Chez Utopie, la rigueur est douce, l’organisation joyeuse. On mange avec les enfants, on fait corps avec l’équipe », soulignent-ils. « Nous savons ce que nous voulons et nous le faisons avec soin », ajoute le chef.

Les haricots verts, fumés au barbecue japonais,

Ils investissent 800 000 € pour rénover la bâtisse sur trois niveaux : restaurant au rez-de-chaussée, gîte de 90 m² avec trois chambres au premier, et ils emménagent au second. Ils dessinent les espaces, choisissent les matériaux, carrèlent eux-mêmes la cuisine. Ils insufflent leur âme et leur personnalité, discrète, épurée, élégante. La salle est brute, pensée comme un écrin à l’expérience culinaire. Un grand bar, un miroir pour agrandir l’espace, des matières naturelles. La particularité d’Utopie : pas de carte, mais un menu unique surprise, nommé « Curiosité » en 7 plats, tarifé à 80 € hors boisson. « On achète mieux, on établit de meilleurs ratios, on ne jette rien, tout est optimisé. C’est plus simple car nous ne sommes que deux en cuisine, tout comme ils sont deux en salle, et toutes les tables prennent le même menu. Mais surtout, nous restons libres dans la créativité, de changer une garniture au dernier moment selon le marché du matin, de ne pas imprimer les menus chaque jour, d’adapter selon la météo, la cueillette ou une rupture de produit », explique le chef.

feuilles de blettes du potager braisées, dissimulant un sabayon d’ail frais, miso et jus profond d’ail noir fermenté huit semaines avec une volaille jaune d’Alsace

Une cuisine libre et instinctive

À Gueberschwihr, leur histoire culinaire prend toute son ampleur. « Tout le monde nous a pris pour des fous d’ouvrir un restaurant gastronomique à menu unique dans un village de 800 habitants, mais nos clients de Strasbourg nous ont suivis », confie Camille avec un sourire. Le pari est audacieux, la promesse tenue. Ici, pas de carte figée, mais un menu pensé comme une partition mouvante, au gré des saisons, de la météo, des cueillettes, du jardin et des idées.

L’expérience s’ouvre sur un jeu de textures et de saveurs qui illustre parfaitement la liberté créative du chef. La panisse, délicatement dorée, se marie à un aïoli soyeux et à une peau de cochon soufflée. La carotte se décline en crémeux, accompagnée d’une brunoise crue, ponctuée d’herbes folles du jardin et d’une huile parfumée au basilic, sur laquelle est versée une eau de tomate cristalline.

crevettes grises de Nantes, déposées sur une tortilla de maïs alsacien

Viennent ensuite les haricots verts cuits sur un barbecue japonais, qui exhalent une note fumée subtile. Ils s’accompagnent de pickles de cassis, d’amandes fraîches et d’estragon du jardin, dans un équilibre entre vivacité et rondeur. Les feuilles de blettes du potager sont lentement braisées, dissimulant un sabayon d’ail frais au miso d’orge et un jus profond d’ail noir, fermenté pendant huit semaines avec une volaille jaune d’Alsace. La mer s’invite ensuite avec des crevettes grises de Nantes, posées sur une tortilla de maïs alsacien. Une purée de courgettes aux algues se mêle à la cacahuète de Soustons et aux salicornes, tandis qu’un jus de carcasse réduit à l’extrême apporte la gourmandise d’un fumet puissant. Puis surgit une raviole de ricotta au curcuma, parfumée au cédrat et ponctuée d’œufs de truite pour la salinité. Le jaune d’œuf, finement râpé, s’accorde à un bouillon tiède de champignons de La Pleurotière, à Soulzmatt, infusé trois jours pour en extraire la quintessence.

raviole de ricotta au curcuma, parfumée au cédrat,

Dans cette précision du geste, rien n’est laissé au hasard, jusqu’au choix des couteaux, présentés pour la viande, forgés à l’Atelier Charles Canon, à Courcelles-lès-Lens, dans les Hauts-de-France. Le convive choisit entre celui aux manches incrustés de coquilles d’huîtres broyées, en charbon végétal, ou en coquilles de moules figées sous résine époxy. Puis arrive cette pièce froide de volaille jaune d’Alsace, passée au fumoir puis au barbecue japonais. Servie avec un jus de viande et une sauce Choron twistée au kimchi, elle s’accompagne de salades de tomates et cébettes, de haddock fumé et d’une tomate Green Tiger braisée minute. En été, Tristan aime ainsi travailler les viandes tièdes, qui préservent leur moelleux et s’accordent à la légèreté des beaux jours. Vient le pré-dessert, un rafraîchissement qui joue sur le sucré-salé : sorbet aux petits pois et menthe, crumble parfumé, coulis de fruits rouges. Puis le premier dessert autour de la figue rôtie et glace au shiso. Ensuite, tout un travail se décline autour de l’abricot et, en guise de mignardise, le baba aux agrumes et cardamome et sa crème fraîche fouettée.

La volaille jaune d’Alsace, servie tiède, fumée puis cuite au barbecue japonais,

En 2023, Tristan est distingué sur la scène nationale par Gault & Millau « Grands de Demain », aux côtés des plus grands chefs de France. Une reconnaissance qui consacre un style, un engagement et une cohérence, et qui, à Gueberschwihr, prend tout son sens : celui d’une liberté culinaire assumée, nourrie de voyages, de racines et d’instants partagés.

Tristan a grandi sur l’île de La Réunion. Même si son menu s’enracine dans le terroir alsacien et s’inscrit dans une inspiration gastronomique contemporaine, il porte en lui les parfums, les couleurs et les émotions de son enfance. Certains plats, discrets mais évocateurs, font écho à ses racines réunionnaises. Le poulet fumé, nappé d’une sauce chaude, est un hommage direct aux grillades et fumages traditionnels de l’île et en souvenir du sandwich de ses randonnées. Le haddock au curcuma et gingembre marie deux marqueurs majeurs de la cuisine réunionnaise – le curcuma, ou « safran péi », et le gingembre – à la saveur marine et fumée d’un poisson qui pourrait aussi bien sortir des eaux de l’océan Indien. La raviole au curcuma et à la ricotta rappelle l’usage local de cette épice dans les beignets, samoussas et caris, tandis que le jeu sucré-salé – petits pois et mûres, figues et shiso – prolonge le souvenir des rougails fruités, de la mangue poivrée ou de l’ananas relevé d’un trait de piment. Même les fermentations, comme le kimchi maison ou le miso, trouvent leur place dans cette logique réunionnaise d’ouverture culinaire, héritée de siècles de métissages et d’influences asiatiques intégrées au quotidien.

sorbet petits pois-menthe/ coulis de fruits rouges

Dans ses assiettes, ces éclats d’enfance ne s’imposent pas, mais surgissent comme des clins d’œil tendres, des réminiscences sensorielles qui se mêlent aux influences de ses voyages et à la rigueur de sa formation.

Ici, tout est pensé. Pas pour séduire, mais pour durer. Pour vivre ensemble un rêve devenu réalité. Une utopie ? Non. Plutôt une œuvre en mouvement, nourrie d’engagement et d’instinct. Comme le rappelait Victor Hugo : « L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain ».

Par Sandrine Kauffer

Un reportage à retrouver dans numéro 957 de  La Revue Culinaire  Editée depuis 1920, c’est la revue  de l’association Les Cuisiniers de France. 100 ans d’histoire y sont méticuleusement consignés et archivés. Cette revue bi mensuelle légendaire se consacre à l’activité des métiers de bouche, de ses acteurs talentueux, et de notre belle profession. J’ai l’honneur d’y apporter ma contribution depuis Novembre 2024.

figue rôtie et sa glace au shiso,
déclinaison d’abricot en textures.
baba aux agrumes et cardamome, servi avec sa crème fraîche fouettée.