Terminologie : “L’estouffade” par Hervé This

Pour le Trésor de la langue française informatisé, la cuisson à l’étouffade est une manière de faire cuire certaines viandes très lentement et dans leur vapeur. Mais cette acception s’oppose à celle du Guide culinaire, pour lequel une estouffade est un jus brun. Alors ?

Alors, regardons les livres de cuisine fondateurs. Rien dans le Viandier, de Guillaume Tirel, et rien dans le Ménagier de Paris. En revanche, dans les Délices de la campagne, en 1654, de Nicolas de Bonnefons, on retrouve, par exemple « Des pois de toutes espèces. Plus ils sont jeunes & plus excellents ils sont. Les premiers qui se mangent dans le printemps sont avec la cosse. Pour les apprêter, il les faut mettre en étuvée, dans un pot, avec peu d’eau, le beurre, graisse ou lard, le sel & peu d’épices. ».

Puis, en 1720, François Massialot décrit des « étouffades » : il s’agit de cuire une viande ou un poisson dans son jus, après un suage. En revanche, ni étouffade (ou estoufade, ou étouffade, ou étouffée, ou étuvée) dans la Suite des dons de Comus, de François Marin, en 1758. Et la technique n’apparaît pas non plus sous ce nom chez Marie-Antonin Carême, qui parle plutôt de poêler, ou de « blond de veau ».
Urbain Dubois, qui était un élève de Carême, évoque un « Sterlet à l’estoufade », dans La cuisine classique : « Habillez un sterlet vivant, posez-le sur la grille beurrée d’une poissonnière, mouillez-le au quart de sa hauteur avec du vin blanc et du koas (V. page 37), ce dernier pour un tiers seulement; ajoutez un bouquet de persil garni d’aromates, une gousse d’ail, un morceau de glace ; couvrez la poissonnière, faites vivement partir le liquide en ébullition, cuisez le poisson pendant 20 à 25 minutes; égouttez-le alors pour le glisser sur plat; passez le fonds de la cuisson, dégraissez-le, additionnez un verre de vin blanc, 2 cuillerées à bouche d’espagnole; réduisez vivement la sauce jusqu’à ce qu’elle soit succulente et liée à point, finissez-la en incorporant, hors du feu, un morceau de beurre fin et le jus d’un citron, versez-la sur le poisson en la passant. »

De même, Jules Gouffé parle d’estouffée, en 1867 : « Truffes à l’étouffée au vin de Champagne. Préparez les truffes comme il est dit à l’article précédent ; Mouillez-les avec vin de Champagne sec et blond de veau; ajoutez sel et muscade; égouttez-les et dressez-les dans une casserole à légumes ; Passez la cuisson au tamis, et faites-la réduire de moitié; Saucez les truffes avec la cuisson, et servez. »


"L'estouffade" par Hervé This
Avec le Guide culinaire, l’estouffade est un jus brun, préparé ainsi : « Désosser les viandes. Avec les os cassés, légèrement colorés au four, les légumes revenus, et 14 litres d’eau, marquer un fonds qui sera cuit lentement, pendant 12 heures au moins. Faire revenir les chairs des jarrets coupés en très gros dés ; les mouiller avec un peu du fonds préparé, faire tomber à glace 2 ou 3 fois, et mouiller avec le reste du fonds. Laisser étuver lentement jusqu’à cuisson complète ; passer à la mousseline et réserver pour les besoins. »

Le problème, c’est que le Guide culinaire parle aussi bien d’estouffade que d’étouffée ou d’étuver. Pour l’estouffade décrite précédemment, je propose d’observer que ce livre que j’ai souvent pris en faute est le seul, de ceux que j’ai consultés,qui donne cette définition, qui semble donc trop idiosyncratique pour qu’elle soit retenue.

D’ailleurs, Paul Bocuse écrit justement, dans La cuisine du marché, p. 87 : « Jus, ou fond brun. Pour cette préparation, employer des os et de la viande de veau, jarret, quasi, cou, épaule ou tendrons, dits « bas morceaux ».

Préparer une estouffade

Eléments (pour deux litres) : 
1 kilo de veau
250 grammes d’os
100 grammes de couennes fraiches
1 carotte moyenne
2 oignons moyens
Un bouquet composé de quelques branches de persil, une brindille de thym, un fragment de feuille de laurier
2 litres ½ d’eau
1 forte pincée de sel, soit 3 grammes environ.

Méthode :
Éparpiller dans un plat à rôtir beurré ou graissé la viande coupée en cubes et les os brisés menus.
Mettre à rissoler au four de bonne chaleur. Remuer assez souvent jusqu’à ce que l’ensemble ait une jolie couleur de rôti. Pendant ce temps, foncer une casserole de dimensions juste suffisantes, c’est-à-dire disposer dans le fond de cette casserole les légumes débités en rondelles de 4 millimètres d’épaisseur, les couennes, puis, par-dessus, la viande et les os rissolés. Laisser une dizaine de minutes sur le côté du fourneau à chaleur douce pour provoquer l’exsudation de l’humidité des légumes. Faire bouillir un verre d’eau dans le plat à rôtir utilisé pour dissoudre (déglacer) les sucs des substances qui s’y sont cristallisés.

L’exsudation terminée, verser cette dissolution dans la casserole et faire réduire presque en totalité. Renouveler deux fois cette dernière opération, en remplaçant le verre d’eau et en prenant soin d’arrêter la réduction au moment où les dernières goutttes du liquide qui s’épaissit représentent, en penchant la casserole, une cuillerée à potage environ. Ce procédé se dit « «faire tomber à glace ».
Terminer la préparation par l’addition des 2 litres ½ d’eau et le sel ; faire prendre l’ébullition lentement, écumer, placer la casserole sur un coin du fourneau et cuire tout doucement pendant 5 heures au moins.
Le moment est venu de décanter le jus ou fond en le passant au chinois fin dans une terrine ; laisser reposer 15 minutes, enlever soigneusement la graisse qui sera utilisée pour différents travaux culinaires. Lorsque le jus sera froid, le transvaser dans un autre récipient en le passant dans un linge. Eviter de verser le léger dépôt formé au fond de la terrine. Le jus obtenu sera clair, succulent, d’une belle tonalité d’ambre brun. Dans l’ancienne cuisine, il est dénommé – expression savoureuse- « blond de veau ».

Et voilà : un blond de veau, comme disait carême, c’est un jus, ou fond brun. Une étouffade, c’est plutôt une préparation complète, ce que nous nommerions sans doute aujourd’hui le résultat d’un poêlage (dans un poêlon, donc, et pas dans une poêle). L’orthographe ? On trouve tout aussi bien étouffade, étoufade, estoufade, estouffade, estouffée, estoufée, étouffée, de sorte que nous sommes en revanche assez libre, de ce côté-là.

Par Herve This