Beurre fondu

Qu’est ce que le vrai beurre fondu ?

On fond du beurre dans une casserole ; qu’obtient-on ? Du beurre clarifié ? Du beurre fondu ? Une sauce au beurre ? Un beurre blanc ? Pour ce type de questions, les dictionnaires communs n’ont pas de réponse. Le Dictionnaire gastronomique de Larousse ne peut être suivi, parce que l’absence de référence rend incertain le fait qu’il ait fait les recherches historiques nécessaires, d’autant qu’il répète souvent le Guide culinaire, très fautif du point de vue des dénominations (faute de recherches historique), ou le Répertoire de cuisine de Gringoire et Saulnier, qui ne vaut guère mieux puisqu’il en dérive. 

En l’occurrence, le Guide culinaire nomme « sauce batarde » la « sauce au beurre », et la recette qu’il donne est la suivante :

« Bâtarde (ou sauce au beurre). – Amalgamer 60 grammes de farine à 60 grammes de beurre fondu. Mouiller d’un trait d’un litre d’eau bouillante salée à 8 grammes ; mélanger vivement et ajouter une liaison de 4 jaunes délayés avec 2 cuillerées de crème et le jus d’un quart de citron. Passer à l’étamine et finir, sans remettre sur le feu, avec 400 grammes de beurre fin. »

Qu’est ce que le vrai beurre fondu ?

Ce texte est très ignorant parce que le mot « batard » doit indiquer la présence de farine, de sorte qu’il n’y a pas « une sauce batarde », mais « des sauces batardes ». D’autre part, le livre ne comporte pas d’entrée pour « beurre fondu »… alors que cette préparation a été bien répertoriée depuis longtemps. Bref, oublions le Guide culinaire !

Souvent, quand on fait une recherche, il est bon de consulter le Dictionnaire universel de cuisine, de Joseph Favre, en s’en méfiant toutefois. Là, je trouve un « beurre fondu », que voici :

“Beurre fondu. — Formule 354. — Mettre le beurre dans une casserole ou marmite, sur un feu modéré; saler, laisser fondre et puis bouillir lentement pendant trois heures environ, en ayant soin d’écumer; maintenir un feu très doux pour éviter que le beurre déborde. On reconnaît que la cuisson est achevée lorsque le beurre est clair sous son écume et que les résidus qui tombent au fond de la marmite ont une teinte rousse. Retirer alors du feu, laisser reposer, décanter et verser dans des pots de grès que l’on aura fait chauffer au bain-marie. Quand le beurre est refroidi, on met dessus une couche de sel ou de saumur, qui a pour but de le conserver en empêchant le contact de l’air. Recouvrir d’un parchemin et ficeler solidement autour du pot. Mis dans un lieu frais ce beurre se conserve au moins deux ans.”

Joseph Favre

On semble ici avoir nommé « beurre fondu » ce que nous nommerions aujourd’hui « beurre clarifié ». Mais peut-on faire confiance à Favre ? Un peu avant lui, il y a eu ce merveilleux Jules Gouffé, dont la précision culinaire est de bon aloi : quand on est précis côté cuisine, on est précis partout, comme pour les dénominations, par exemple. Pour Gouffé (1867), un beurre fondu est autre chose :

« Le beurre fondu, qu’on emploie principalement pour poisson, dit à la Hollandaise, se prépare ainsi : Ayez : 2 hectos de beurre, 2 pincées de sel, 2 prises de poivre, 2 cuillerées à bouche de jus de citron; Mettez le beurre avec l’assaisonnement dans la casserole que vous placez sur le feu ; remuez avec la cuiller de bois. Quand le beurre est fondu moitié de son volume, retirez-le du feu ; continuez à remuer jusqu’à ce qu’il soit entièrement dissous. Si l’on a le soin de retirer le beurre du feu quand il n’est fondu qu’à moitié, et qu’on le laisse achever de fondre hors du fourneau, on l’obtient crémeux et avec une fraîcheur de goût qu’il n’aurait pas s’il était resté au feu plus longtemps. »

Voilà qui est intéressant ! Ainsi un beurre fondu est… un beurre fondu, mais pas un beurre clarifié. C’est une sauce au beurre qui, si elle est bien faite, prend de la consistance, et pas simplement le produit laiteux (une émulsion, un début de sauce) que l’on obtient quand on chauffe du beurre à feu pas trop faible, mais pas trop soutenu.

Qu’est ce que le vrai beurre fondu ?

Pour Gouffé, ce beurre fondu se distingue d’une « sauce au beurre », dont il donne la recette :

“Mettez sur le feu 70 grammes de farine; Ajoutez 1 litre d’eau, 40 grammes de beurre, sel et poivre; Tournez sur le feu ; faites cuire la sauce pendant 20 minutes en la remuant pour éviter qu’elle attache; puis passez à l’étamine dans le bain-marie ; Masquez la surface de beurre pour éviter la peau du dessus ; Au moment de servir, faites bouillir et ajoutez 750 grammes de beurre coupé en morceaux ; il faut que la chaleur de la sauce fasse fondre le beurre et qu’elle ne retourne plus sur le feu ; Si la sauce se trouvait trop liée, vous ajouteriez 1 demi-décilitre d’eau ; mettez, avant de servir, une demi-cuillerée de jus de citron.”

Ici, voit une sauce bâtarde, mais pas laquelle : une sauce au beurre bâtarde, ou un beurre fondu bâtard. D’ailleurs, Gouffé est du même avis qu’Urbain Dubois, un élève de Marie Antoine Carême, puisque Dubois donne cette « sauce au beurre », en 1888 :

“Mettez dans une petite casserole 50 grammes de beurre ; ajoutez 40 à 45 grammes de farine (2 cuillèrées) ; mêlez bien à l’aide d’une cuiller en bois ; ajoutez une pincée de sel et 3 décilitres d’eau froide. Tournez sur feu modéré, jusqu’au moment où la sauce va bouillir ; retirez-la aussitôt sur le côté du feu ; elle doit être bien liée et lisse, c’est-à-dire sans grumeaux. Incorporez-lui alors, peu à peu, 50 à 60 grammes de beurre divisé. Finissez-la avec une pointe de muscade et le jus d’un citron ou un filet de vinaigre.”

Hervé This inventeur de la cuisine note à note ©Sandrine Kauffer

Reste que tout cela est de la cuisine raisonnablement classique. Et plus anciennement ? J’ai trouvé chez François La Varenne, en 1651, un « beurre fondu » :

« Quand il est à bon prix, vous pouvez en acheter en quantité, et le faire fondre pour vous en servir au besoin. Pour ce faire, mettez le dans une poêle et faites fondre à loisir jusqu’à ce que la crépine aille au fond, & qu’il devienne clair au-dessus ; emportez le, & flan froid, gardez-le pour vous en servir. »

Au-delà du vieux langage, ce « beurre fondu » est du beurre clarifié. Alors ? Alors, quand la cacophonie règle, qu’il y a autant de partisans pour un bord que pour un autre, je propose de choisir les usages initialement introduits, détournés par des ignorants :

  • Un beurre fondu sera un beurre clarifié
  • Une sauce au beurre sera une sauce émulsionnée que l’on obtient en fondant à demi du beurre, puis en émulsionnant dans l’émulsion formée le reste du beurre, à mesure qu’il fond, quitte à ajouter davantage de beurre, mais aussi jus de citron, sel, poivre, muscade
  • La sauce que l’on fera avec du beurre fondu et de la farine sera une sauce au beurre bâtarde.

Et c’est ainsi que tout devient cohérent, historiquement et culinairement.

Par Hervé This