Incorrigibles Alsaciens! Par Daniel Zenner

Incorrigibles Alsaciens !

En 1481, du haut de sa chaire sise en la cathédrale de Strasbourg, Geiler de Kaysersberg interpellait ses ouailles, tentant par un sermon culpabilisateur de remettre les alsaciens dans le droit chemin, car ceux-ci s’adonnaient à son goût, et un peu trop souvent, aux plaisirs bien terrestres. Oui, l’alsacien avait encore cette solide réputation de ne penser qu’à boire et à manger.

Encore, oui! Car l’évêque de Strasbourg Uthon, au 10ème siècle, s’était déjà aperçu que ses clercs se livraient passionnément à des excès de table. Jean de Lyme, au 14ème siècle, passait auprès des notables de toute la ville pour un goinfre et ne pouvait dire une messe sans avoir auparavant : ” Ingurgité une soupe fortifiante et une poule grasse…”. Jérôme Gebwiler (1475-1545), humaniste enseignant à Sélestat, écrit en ces termes : ” Les alsaciens donnent très souvent des repas, ils sont dans l’usage de célébrer des festins “. Confirmation encore quelques décennies plus tard pour le net penchant des alsaciens enclins aux joies de la table avec Beatus Rhenanus qui qualifie en 1531 la population de Schlestat, (Sélestat…) : “De Simple, ouverte, sincère, mais trop adonnée aux jouissances de la table…”. Pierre Schott, ami de Geiler de Kaysersberg, reprochait lui aussi aux Strasbourgeois : “Son penchant à la bonne chère”, et le Duc de Rohan, lors de son passage dans notre région en 1600, avait été surpris de constater : ” Le penchant de cette république pour les joies de la table “.

Les récits de grands hommes français ne manquent pas comme Montaigne, qui lors de son voyage en 1580 en notre région, est véritablement stupéfait : ” Par le fait que l’art du bien manger est une préoccupation majeure des alsaciens…”. Son personnage fétiche, géant cultivé et mangeur jamais rassasié, est sûrement né dans les limbes de son esprit, quelque part entre Vosges et Rhin. Gargantua est donc probablement alsacien comme d’ailleurs Astérix et Obélix!

 

Incorrigibles Alsaciens! Par Daniel Zenner

Mais d’où viennent donc ces prédispositions qu’a l’alsacien, à s’adonner aux plaisirs de bouche?

Il faut peut être aller chercher du côté de notre germanité passée, car nous ne sommes français que depuis un peu plus 350 ans. Notre histoire est imprégnée de culture allemande et autrichienne, quoi qu’on en pense. En terre Germanique, nos lointains ancêtres croyaient au “Walhalla”, un paradis accueillant les courageux guerriers morts au combat autour de festins et d’orgies éternelles…

L’Alsace a toujours été une terre de passage, d’échanges culturels et économiques, même si les envahisseurs venant de l’Est n’ont pas laissé que de belles traces. Les denrées rares et précieuses, comme les épices venues du lointain Orient, étaient utilisées dès le 13ème siècle. Nos pains d’épices, petits cousins de ceux de Nüremberg, s’exportaient déjà vers la capitale.Mais point de festins sans richesses! L’alsace, envahie des dizaines de fois, l’a toujours été pour la fertilité de ses terres, ses mosaïques de terroirs, ses microclimats et ses saisons bien marquées.
Le Rhin est le Nil alsacien. Avant son bétonnage, il nourrissait par ses crues chargées de limon fertile les vastes prairies des Rieds et alimentait ses mille bras morts . Entre ce fleuve et les Ballons des crêtes Vosgiennes, en moins de cinquante kilomètres, se succèdent une multitude de biotopes de nature géologique bien différents : des galets plats et des graviers ronds, de l’argile doux et des lœss brun comme du chocolat fondu, des terres grasses et profondes de plaine dans lesquels s’ancrent les puissantes racines des chênes, des alluvions de l’Ill qui forment à côté de Colmar un paysage vallonné comme une houle figée, des collines calcaires au microclimat subméditerranéen, le Rangen volcanique offrant aux fruits de la vigne de l’opulence, du grès rose abritant des conifères et du granit en décomposition sur lequel s’épanouissent très lentement les genévriers et chênes nains tordus par les vents violents, des végétaux précieux qui n’ont que trois mois de végétation active sur les Hauts du Grand Ballon : voici les témoins d’un passé géologique mouvementé. Des reliques glacières, des lacs, des milliers de torrents, ruisseaux et rivières… Et sous nos pieds se cache la plus grande réserve d’eau douce d’Europe : la nappe phréatique. L’ancienne plus petite région de France est une terre de contraste aux mille terroirs.

Mais cette médaille de l’alsacien jovial et rassasié a aussi son revers, car entre disettes, guerres et invasions, on mangeait ce que l’on pouvait se procurer. On ne sait que peu de chose de la nourriture du peuple avant le 15ème siècle car les gens qui savaient écrire, souvent les moines et quelques savants, consignaient les faits et les histoires de la noblesse et du clergé sans s’intéresser à la nourriture commune des manants et autres espèces de serfs.

Schissrot, seestaedlé

 

En Alsace, il ne manque que les huitres…

Car l’océan est loin, même si aujourd’hui en une nuit, crustacés vivants et marée du jour arrivent par camion réfrigéré en douze heures. Pourtant, il y a bien longtemps, la mer recouvrait notre Alsace, témoin ces calcaires oolitiques, petits coquillages fossiles, qui composent des strates sur la colline du Bastberg près de Bouxwiller. Heureusement que l’océan ne caresse plus aujourd’hui les rives près du Kochesberg car l’alsacien ne sortirait plus de chez lui…

Et tant pis pour la lotte, le congre ou les langoustines, car nous avons pour les remplacer la lotte d’eau douce, l’anguille et les écrevisses. Au milieu du 17ème siècle, on recensait pas moins de quarante cinq espèces de poissons dans nos cours d’eau. Au 13ème siècle, 1500 pêcheurs professionnels se partageaient les concessions sur l’Ill. En 1590, à Ensisheim, fief de la régence autrichienne, le droit de pêche était accordé pendant trois jours de la semaine à un seul individu par ménage. A cette même époque, les carpes dans les étangs du Sundgau dépassaient allégrement les 20 kilos. Dans l’Ill, les brochets de plus de 40 kilos n’étaient pas rares. D’énormes esturgeons remontaient quelquefois le Rhin jusqu’à Strasbourg. Long de six mètres, ils étaient vendus à fort bon prix sur les marchés aux poissons et les oeufs, jetés, ne s’appelaient pas encore caviar…

Des silures gigantesques, comme celui tenu vivant pendant plus d’un an en 1569, parcouraient le Rhin tortueux et ses nombreux bras morts. Les saumons remontaient le grand fleuve pour se reproduire dans les cours d’eau fraiche et limpide dévalant de nos montagnes. Les chairs du sandre trouvaient toujours preneur et la molle et insaisissable anguille s’invitait sur les meilleures tables. Cent quarante trois saumons furent mis en vente à Strasbourg en 1647, ce qui peut sembler beaucoup, mais les chroniqueurs de l’époque ont relaté ce fait par le nombre exceptionnel des prises. Faisons tomber un mythe: le saumon n’était pas aussi abondant qu’on peut le croire. Les prises obéissaient à des règles de migration saisonnière. Par son prix élevé, il ne pouvait être acheté par le bon peuple et les plus belles pièces partaient salées vers la capitale. Il existe un décret (19ème siècle), qui stipule que les maîtres n’ont pas le droit de donner plus de trois fois par semaine du saumon aux ouvriers. Car le riche fermier achetait à bas prix les poissons invendus, ceux laissés quelques jours sur l’étal, sans glace mais avec des mouches… Ce décret devait surtout prévenir les intoxications alimentaires dues à la consommation de poisson avarié…

Imaginons maintenant une matelote du bord du Rhin à l’ancienne ou une choucroute aux poissons issue d’un retour de pêche il y a deux siècles…

Deux plats emblématiques de la cuisine alsacienne remis au goût du jour par la Fédération des Chefs d’Alsace qui organise chaque année un concours en leur honneur, de quoi oublier que l’Alsace n’a pas d’huitres.

Homard, les huitres/Topinambour et jus teriyaki -Thierry Longo ©DR

 

Cinquante trois occasions dans l’année de faire festin

Fischart (1473 – 1545), écrivain de langue allemande connu pour ses écrits satiriques contre les catholiques, signale cinquante trois occasions pour l’alsacien de festoyer. Des prétextes en quelque sorte, pour mettre en perce les fûts, ouvrir les celliers et sortir du saloir les nobles morceaux confits du roi des animaux domestiques. Les fêtes les plus croustillantes sont: ” Le jour des Rois “, ” Le jour où l’on offre les tartes “, ” La veillée des fileuses “, ” Le repas en l’honneur des accouchées “, ” Le souper de la Saint Michel ” dans lequel l’oie grasse était obligatoirement invitée aux agapes, et bien d’autres occasions encore, sans compter les fêtes religieuses et saisonnières, les anniversaires, mariages, baptêmes et même décès. Fischart souligne comme ses prédécesseurs, l’enclin naturel qu’ont ses contemporains à jouir des plaisirs de bouche.

En ces époques troublées, l’autorité publique et religieuse essaye donc de mettre au régime les alsaciens, mais que nenni! La tache est ardue! Comment voulez-vous moraliser un peuple jouisseur quand le 6 novembre 1543, Georges de Ribeaupierre épouse Elisabeth de Helffenstein en organisant un banquet colossal. Jugez plutôt grâce aux notes d’économats prises par l’intendant. Furent consommés pour ce seul repas: 9 bœufs, 18 veaux, 80 moutons, 100 chevreuils, 152 chapons, 200 poules, 320 pièces d’autres volailles, 90 oies, 60 perdrix, 70 bécasses et 100 cochons de lait… A la lecture du menu, la succulence et la technicité des mets rivalisaient d’audace et d’originalité avec les meilleures cuisines de la capitale française: ” Pâté de mésanges “, ” Une tour laissant échapper du vin blanc et des petits poissons “, ” Un pâté contenant trois perdrix vivantes “, et un mouton rôti dont le sang qui s’écoule de la gorge est du vin rouge épais… Ces pièces d’apparat, où figuraient encore en bonne place le paon et le cygne, partageaient la table avec des mets plus rustres comme ” Bœuf accompagné de raifort ” ou ” Choucroute ornée de foie “.
Au 16ème siècle, la réputation de Mulhouse en tant que capitale de la pâtisserie était connue de tous. Sa renommée dépassait les frontières et ses nombreuses recettes se passaient de mère en fille. Sainte-Marie-aux-Mines exportait son célèbre pâté de truites et celui plus original à l’écureuil, appellé en ces contrées ” Singe de nos montagnes “. Le beurre de la vallée de Saint-Amarin figurait en bonne place sur les tables bien garnies des bourgeois et du clergé. Le fromage de Munster parfumait déjà les caves, et Jérôme Bock, dans son Kreuterbuch de 1577 parle de la choucroute ” Comme d’une chose comprise depuis longtemps dans le domaine de l’alimentation vulgaire “.

Chaque ville, chaque village revendiquaient déjà ses spécialités.
Les nombreux couvents et monastères possédaient bien souvent leurs propres étangs, élevaient la carpe, la grenouille, l’escargot et le castor, denrées autorisées à être mangées en temps de Carême, même si de riches bourgeois pouvaient acheter à prix fort un permis pour ne point faire régime en cette diététique période.

Un peu plus tard, le banquet pour la venue de Louis XV reste dans la mémoire des Strasbourgeois : un bœuf de 400 kilos, farci de deux moutons, rôti 36 heures et arrosé de 50 kilos de graisse, est entouré de 50 kilos de saucisses, flanqué de 12 oies, autant de canards, 6 cochons de lait et 36 poules… Les restes sont donnés au bon peuple : longue vie au Roi!

Incorrigibles Alsaciens! Par Daniel Zenner

 

L’Alsace est un merveilleux jardin

Etait un merveilleux jardin… Mais où sont donc passés les gelinottes cendrées et le grand tétras? Ces volatiles de choix, pièces d’apparat réservées autrefois à la noblesse et au clergé? Les Romains, lors de leurs campagnes au bord du Rhin, se plaignaient de ne point pouvoir dormir à cause du vacarme que faisaient les outardes, sorte de gros oiseau ressemblant à une petite autruche. Vous pourrez observer ce mets de choix, la dernière outarde d’Alsace, tuée au 19ème siècle, et empaillée au Musée Zoologique de Strasbourg.

Mais où sont donc passées les cent variétés de pommes et de poires ?, la cerise de Westhoffen ?, la noisette de Bollwiller ?, l’oignon de Sélestat ?, l’asperge Géante de Horbourg ?, la carotte de Colmar à cœur rouge ?. Dans le livre ” Le Jardinier Alsacien ” paru en 1853, les variétés de fruits et de légumes disponibles donne le vertige, met en appétit tout bon gastronome et éveille le sens pratique du cuisinier. Aujourd’hui, combien reste t’il d’espèces de fruits et de légumes, de gibiers et de poissons ?

Le Sundgau, avant que ses riches terres ne soient sacrifiées au maïs, comptait pâtures, prés et champs de fauche, blé nourricier pour l’homme, orge brassicole pour la bière et betterave fourragère pour les bêtes. Non loin de là, les marchés aux bestiaux de Uffholtz et de Cernay accueillaient les plus beaux animaux que ce petit bout d’Alsace engraissait.

Dans ” La Cuisine des Familles ” paru en 1897 à Belfort, l’auteure Jeanne Savarin, mentionne une colline non loin de Rouffach, où l’on déterre de sublimes truffes. Charles Gérard, dans ” l’Ancienne Alsace à Table “, écrit : “que l’on trouve sur une petite montagne près d’Orschwhir les meilleures truffes de la région”. Il s’agit sans aucun doute du Bollenberg qui présente un microclimat bien particulier et un sol riche en calcaire. Depuis, les pesticides ont anéantis à jamais les belles truffes du Bollenberg. Charles Gérard cite aussi les forêts du Fronholtz et du Neuland, non loin de Colmar. S’agissait t’il de la fameuse mélanosporum ? ( la noire du Périgord), ou de l’uncinatum ? ( truffe bourguignonne). Nul ne le sait, mais ce qui est certain est le fait que le sinistre et sombre Louvois, à la solde de Louis XIV, installé à Nancy en 1673, en faisait venir à grand frais…

Incorrigibles Alsaciens! Par Daniel Zenner

 

Joutes gastronomiques

Recenser toutes les fêtes de village, nommées autrefois Kilbe dans le Haut-Rhin et Mesti dans le Bas-Rhin est quasiment impossible. L’alsacien aime toujours la fête, tant qu’elle est synonyme de joyeuses agapes et de repas pantagruéliques largement arrosés de vin blanc ou de bière. Pour ne citer que les plus croustillantes, aller vous promener à la fête de la grenouille, de la bière, de la carpe frite, du lait, du coq, des lentilles, de l’alambic, de la pomme de terre, des fleischnakas, de l’escargot, de la poitrine farcie et du boudin.

Combien de belles soirées automnales en famille, autour d’une tarte aux quetsches et d’une bouteille de muscat sec, se sont mal terminées ? Quand deux clans s’affrontent en joutes verbales pour affirmer que la tarte aux quetsches doit ou ne doit pas être cuite avec un flan aux oeufs ? Et ne venez surtout pas apporter votre grain de sucre pour ajouter dans le débat de la cannelle en poudre, car les puristes aiment cette tarte sans lait de poule, sans épices, juste avec du gros sucre jeté à la minute sur les quetsches encore chaudes…

Et comment peut t’on survivre sans avoir connu une fois dans sa vie les Dampfnüdels, ces petites brioches cuites à la vapeur, inconnues des Haut-Rhinois, au talon croustillant et caramélisé, baignant dans une sauce réduite de lait, de sucre et de beurre, servies avec une compote de pommes acides ?
Que l’alsacien, incorrigible gastronome le reste, et à jamais !

Par Daniel Zenner