Cuisiner “au bleu”, l’interprétation doit être fidèle, sans quoi il faut nommer différemment

Il y a plusieurs années, je m’étais mis à combattre un industriel du secteur alimentaire, parce qu’il osait vendre sous le nom de « béarnaise » une préparation déshydratée qui n’avait rien de ce que nous entendons aujourd’hui sous le nom de « béarnaise » : avec des ingrédients au rabais, il faisait une sauce au rabais, et j’avais jugé très déloyal -disons clairement : malhonnête- qu’il détourne un mot au détriment des « consommateurs ».

D’ailleurs, j’insiste un peu : le mot « déloyal » est l’opposé du mot « loyal », qui est dans la loi de 1905 sur le commerce des denrées alimentaires : les produits commercialisés doivent être marchands, loyaux, sains. Un trépied intangible ! Et, d’autre part, j’ai mis plus haut le mot « consommateur » entre guillemets, parce que je déteste cette idée de « consommer ». Je préfère donc parler de citoyens, et je m’évertue à aider mes concitoyens à cuisiner ou manger en bons citoyens, à savoir se préoccuper de la communauté humaine, de la Terre qui nous porte, et ainsi de suite.

Mais revenons à la question que je veux traiter ici : celle de l’« interprétation » des recettes classiques. Et, pour mieux me faire comprendre, comparons avec la musique. Mozart a composé de la musique, avec un certain tempo, une certaine vitesse d’exécution ; il a donné des indications sur la force avec laquelle les notes doivent être jouées, les endroits du texte où l’on doit faire une pause, etc. Et je déclare avec force que l’on doit faire ce qu’il a dit… sans quoi l’on trahit l’auteur, on en fait une version infidèle (un mot épouvantable), traitre, malhonnête, déloyale. Et c’est à ce titre que je déteste les musiciens qui s’autorisent à faire étalage de leur dextérité (bouger les doigts rapidement, c’est idiot, car une machine fait mieux), ou de leurs « interprétations personnelles ». Car Mozart, en composant, a construit sa musique, et rien n’est laissé au hasard. Jouer trop vite, mal phraser la musique, etc., c’est comme si on lisait un texte un coupant la phrase au mauvais endroit : de même que l’on ne respire pas entre « On bat les » et « blancs en neige », il serait idiot de faire une pause à un endroit où l’on ne doit pas en faire.

Mozart

Et en cuisine ? En cuisine, il y a la même question. Mais pour ne pas être excessivement théorique, je propose de discuter cela à propos de la cuisson des poissons « au bleu ». Nous avons tous le sentiment de savoir ce dont il s’agit : on verserait du vinaigre bouillon sur un poisson, telle une truite, et il bleuirait. Cela, c’est une « interprétation », et une interprétation parfaitement naïve, parce qu’elle n’est fondée que sur un vague sentiment personnel, idiosyncratique.
Et c’est précisément l’un des buts de ces billets terminologiques que de chercher à savoir en quoi nous exécutons bien ou mal les recettes classiques. D’où ma proposition d’il y a quelques mois qui consistait -et consiste toujours- à retenir, pour une recette, celle qui a été donnée par le premier qui a introduit le terme.

Au bleu ? Allons-y donc voir, comme souvent pour ces billets terminologiques, en partant des livres les plus récents pour aller vers les plus anciens.

Pour les plus récents, oublions Wikipedia, que je vais corriger tant l’entrée est indigente, et prenons d’abord le dictionnaire ordinaire (le CNRTL ou le Dictionnaire de l’Académie française), qui nous dit « Façon de cuire certains poissons au court-bouillon vinaigré bouillant, leur peau noire prenant ainsi une teinte bleutée » : c’est bien méconnaître la cuisine que de penser que la peau d’une truite soit noire, n’est-ce pas ? Et puis, la pratique qui est ici décrite ne correspond pas à ce qui est fait dans les cuisines. Enfin, le dictionnaire ne donne aucune référence à cette définition. Oublions-le !

Passons au Larousse gastronomique, qui a le mérite d’avoir été composé par des connaisseurs, à défauts de l’avoir été par des historiens. On y trouve « Se dit de la cuisson d’un poisson (truite, carpe ou brochet) plongé, sinon vivant, du moins rigoureusement frais, dans un court-bouillon vinaigré, salé et aromatisé. Le corps de la truite vire au bleu et prend une position arquée caractéristique. »

Brochet

Bon, c’est mieux, mais est-ce juste ? Souvent, ce dictionnaire reprend le Guide culinaire, qui, lui, indique :
« La dénomination au bleu indique un traitement spécial, applicable mêmement à la truite, à la carpe et au brochet, et qui est basé sur l’observation des principes suivants :
1° Le poisson, quel qu’il soit, préparé par ce mode doit être vivant.
2° Il doit être vidé en le touchant le moins possible — pour ne pas enlever le limon qui l’enveloppe — et mis en cuisson sans être écaillé.
3° Les grosses pièces sont placées sur la grille de la poissonnière, et arrosées avec le vinaigre bouillant, soit la quantité de celui-ci qui doit entrer normalement dans la composition du court-bouillon. Le court bouillon est ensuite versé, tiède, sur le poisson, pour diminuer, autant que possible, l’éclatement des chairs, et la cuisson est conduite comme à l’ordinaire.
4° Les petites truites destinées à être mises au bleu doivent être prises vivantes, rapidement vidées et mises dans le court-bouillon simplement salé, vinaigré, et bouillant.
5° Les poissons au bleu se servent indifféremment chauds ou froids, avec l’accompagnement indiqué dans leurs différents exposés. »

Là, il faut un poisson vivant, d’une part, et la cuisson au bleu serait pour la truite, la carpe et le brochet, et le court bouillon serait versé tiède sur le poisson. C’est bien plus précis, mais est-ce juste ? Il faut absolument se méfier de ce livre qui, avec un aplomb terrible, a propagé des erreurs en grand nombre. Allons donc voir, à la même époque, le Dictionnaire universel de cuisine, de Joseph Favre :
« BLEU, s. m. (cuire au). — Manière de faire cuire certains poissons. Court-bouillon où l’on a mis du vin ou du vinaigre et dans lequel on met cuire le poisson, ce qui lui donne une teinte bleuâtre. Le court-bouillon doit être cuit d’avance ; lorsqu’il est en ébullition, on y jette le poisson vidé vivant qui devient alors immédiatement bleu.
Lorsque le poisson n’est pas très frais, on a recours à un moyen artificiel pour le faire bleuir et qui consiste à le faire macérer cinq minutes dans du vinaigre, et on le plonge ensuite dans le court-bouillon en ébullition. On met au bleu, de préférence, les poissons sans écailles, tels que truite, ombre-chevalier, etc.
Le court-bouillon au bleu ne contient que sel, citron, vinaigre et poivre concassé, dont on règle la dose d’après le genre de poisson, l’état, l’âge ou le goût du convive. »

Là Favre donne des précisions techniques, et il évoque le vin comme autre option que le vinaigre. On jette le poisson dans le court bouillon au lieu de verser le court bouillon sur le poisson, et court bouillon serait limité à sel, citron, vinaigre, poivre. Mais quand même, le texte est un peu confus. Continuons avec Urbain Dubois, un élève du grand Marie-Antoine Carême :
« 638. — Carpe au bleu. Habillez une belle carpe de fleuve, bridez-en la tête, emplissez-en le ventre avec une farce ordinaire; posez le poisson sur la grille d’une poissonnière, mouillez-le à couvert avec un fonds de court-bouillon au vin rouge; faites partir le liquide en ébullition; au premier bouillon, retirez-le sur l’angle du fourneau, couvrez-le afin de le maintenir au même degré de chaleur, mais sans ébullition; 1 heure après, égouttez la carpe, glissez-la sur un plat, couvert d’une serviette, en l’appuyant sur son ventre ; débridez-la, entourez-la avec des feuilles crues de double persil, ainsi que des écrevisses cuites au court-bouillon, ayant les queues épluchées. Piquez sur le haut 3 hâtelets garnis avec des écrevisses ou de grosses crevettes. Envoyez à part une sauce Bordelaise et des pommes de terre cuites à l’anglaise. — La pièce est posée sur un réchaud. »

Court-bouillon

Amusant de voir que c’est bien différent, et bien plus précis. D’une part, la carpe est farcie, mais, surtout, il n’y a pas de vinaigre dans l’affaire ! Et la sauce de rigueur est la sauce bordelaise. Lancé sur cette piste, continuons en 1873, avec Alexandre Dumas qui, à défaut d’être cuisinier professionnel, était aussi gourmand que cuisinier :
« Carpe au bleu ou au court bouillon. Ayez une carpe que vous aurez soin de vider sans trop lui ouvrir le ventre, sans lui crever l’amer et sans endommager ses écailles ; ôtez ses ouïes avec ménagement afin de ne pas gâter la langue, faites bouillir un demi-setier de vinaigre rouge avec lequel vous arroserez votre carpe placée dans une poissonnière de sa dimension ; mouillez-la ensuite d’une braise grasse ou maigre, couvrez-la d’un papier beurré et faites-la cuire à petit feu, égouttez-la quand elle sera cuite, posez-la sur une serviette étendue sur le plat, entourez-la de persil et servez. »

Là, on revient au vinaigre, mais au vinaigre rouge, et l’on arrose le poisson. Mais, comme dit, Dumas n’était pas professionnel. D’autant qu’il se contredit en écrivant aussi : « Les courts-bouillons dits au bleu consistent en employant du vin bouillant dans lequel on met le poisson pour lui donner une belle couleur bleuâtre. » Il faudrait savoir !
Remontons à 1806, avec André Viart, qui fit un Cuisinier royal et un Cuisinier impérial, selon les époques. Il décrit un saumon au bleu, qui consiste à vider le saumon (sans lui couper le ventre), à le mettre dans une poissonnière avec vin, carottes, oignons coupés en tranches; clous de girofle, laurier, thym, sel, persil. On fait mijoter deux heures (oui, deux heures!) et l’on sert avec une sauce faite d’un roux, de court-bouillon, de fond blond de poisson ou de veau ; une réduction est suivie de l’ajout de poivre, cornichons, anchois, câpres ou capucines confites.

Hervé This
Hervé This – La cuisine moléculaire

Encore le vin, et pas le vinaigre… mais ce n’est pas le premier, puisque François Massialot, en 1705, propose de jeter sur le poisson du vinaigre bouillant avec du sel, des oignons, et du poivre. Allons, continuons donc notre enquête, et arrivons à Nicolas de Bonnefons, qui, en1654, dans ses Délices de la campagne, écrit : « Il leur faut ouvrir le ventre de toute sa longueur & les bien laver pour ôter tout le sang, les essuyer un peu, les mettre sur un plat, les poudrer de beaucoup de sel & verser doucement de bon vinaigre partout. Cela lui donne un bleu azuré, qui est très agréable à la vue. Après on mettra le court-bouillon sur le feu que l’on fera un peu bouillir & quand l’esprit de vin prendra feu, il faudra mettra vos brochets dedans avec un bon morceau de beurre, les cuire promptement & les laisser reposer dans leur court-bouillon, car ils se ramolliraient, ce qui est fort désagréable. » et plus loin « Pour faire venir le bleu qui se pratique aussi à la carpe, vous observerez que, si le poisson est vif, il prend un bien plus beau bleu que le mort, auquel, à cause de son écaille sèche, faudra donner le vinaigre chaud. »

Et voilà le mot final, parce que je ne trouve pas de mention antérieure de la cuisson au bleu. De sorte que toute autre manière doit être nommée différemment, parce qu’elle ne correspond pas à la « définition ». Reste donc à savoir ce qui, pour Bonnefons, est un court-bouillon, et l’on trouve la définition « le court-bouillon ordinaire, qui se fait avec vin blanc, verjus, vinaigre, peu d’eau, sel, épiceries, morceaux de citron, oignon & quelque peu de fines herbes & laurier. »

Par Hervé This