Connaissez-vous le "Ban-de-la-Roche" ?

Connaissez-vous le “Ban-de-la-Roche” ?

Daniel Zenner revient sur les origines et l’histoire de la pomme de terre, du “Ban-de-la-Roche dans la Vallée de la Bruche (67)”. Surnommée le “fruit du diable” avant de faire la fortune des producteurs.

Son ancien nom de “Pomme Péruvienne ” nous rappelle son origine Andine. Elle apparut en Europe à la fin du 16ème siècle. Sa consommation est attestée en Allemagne au milieu du 17ème siècle, d’où elle vint rapidement dans l’Est de la France. La première trace de sa consommation en Alsace date de 1625, où elle figure sur un menu donné aux commissaires du Grand Chapitre à Châtenois.
La moyenne montagne, le climat rude, la rareté des terres cultivables, les sols à dominante acide et granitique du Ban-de-la-Roche convenaient fort bien à la culture du fameux tubercule. De plus, dans cette région, la culture des céréales est toujours aléatoire , alors que celle de la patate réussit presque toujours. Le Ban-de-la-Roche doit son nom à un château édifié au 12ème siècle nommé autrefois “de Rupe” (de la Roche). Quelques vestiges subsistent encore aujourd’hui, accrochés à un piton rocheux, non loin de Bellefosse.
Entre guerres et famines, les habitants de cette partie de la Haute Vallée de la Bruche trouvèrent dans la pomme de terre, une source de nourriture essentielle à leur survie. Sa culture passa rapidement de la vallée de Schirmeck aux domaines des abbayes de Senones et de Moyenmoutier. Pourtant, les qualités gustatives et la mauvaise réputation de la patate mirent du temps à être effacées. On la nommait “fruit du diable” car elle poussait dans la terre, plus proche de l’habitat de Lucifer dans l’obscurité, le feu et le soufre, que dans le ciel, plus près de Dieu! Fruit vil et grossier, la pomme de terre fut donc reléguée au plus profond des montagnes des Vosges.


L’Art Culinaire Français, 1893.
L’Art Culinaire Français, 1893. Ouvrage collectif rédigé à Paris par les meilleurs auteurs gastronomiques de l’époque. Un recueil sur l’Alsace gourmande y tient une bonne place.
D’abord cultivée comme nourriture pour les animaux, le généreux tubercule ne tarda pas à être appréciée pour ses valeurs nutritionnelles et délectables. Charles Gérard dans ” l’Ancienne Alsace à Table” (1877) écrit que la culture de la pomme de terre dans la vallée de Schirmeck connut un essor considérable dès la fin du 17ème siècle. A tel point “…que les gens d’église trouvassent profitable d’en soumettre les produits à la dîme. Ce fut le curé de la Broque qui prit en main l’intérêt du clergé et réclama judiciairement la part de l’église…”. Les producteurs de pomme de terre durent donner le cinquantième de leur récolte.

Encouragée par le Pasteur Oberlin, tenant paroisse à Waldersbach, sa culture fut développée et améliorée. Une variété, la “Steintäler “, pomme de terre rouge, gagna une solide réputation. Dans ses Annales, Oberlin mentionne que l’hiver très froid de 1709 fut à l’origine de l’exportation de pomme de terre du Ban-de-la-Roche vers la ville de Barr. Non contente de rassasier les habitants, elle devint aussi une source de revenu.

C’est donc bien avant qu’elle ne soit appréciée et servie sur la table de Louis XVI, que les habitants du Ban-de-la-Roche s’en délectaient. Et ce ne furent pas les seuls. Car un certain Jean-Henri Fels, professeur de droit à l’Université de Strasbourg et beau frère du pasteur Walter officiant au Ban-de-la-Roche à la fin du 17ème siècle, devint un ardent défenseur.

Charles Gérard en parle en ces termes succulents : ” A chaque voyage qu’il faisait au Ban-de-la-Roche, il rapportait de nombreux et succulents exemplaires qu’il faisait servir sur sa table et à ses amis. Son zèle le porta même à faire des présents à quelques maisons de grande considération. Bientôt la pomme de terre parut sur les tables aristocratiques du Maréchal Dubourg et de l’intendant d’Angervilliers. Sa fortune était décidée. L’engouement et l’esprit d’imitation, ou, pour parler plus justement, la raison et la justice se mirent de la partie.

De 1724 à 1730, on la cultiva en grand dans les environs de la ville, et à la faveur du triomphe qu’elle avait obtenu à Strasbourg, elle se répandit promptement dans les autres parties de la province”.
Voilà qui est dit! C’est donc grâce à la belle et délicieuse Steintäler cultivée au Ban-de-la-Roche, que l’Alsace apprivoisa la pomme de terre et donna à cette modeste solanacée ses lettres de noblesse.


Carte de l’Alsace gourmande parue en 1893 dans l’Art Culinaire Français.
En 1893, dans un ouvrage collectif écrit à Paris et rassemblant les meilleurs chefs et auteurs gastronomiques de l’époque, on peut voir une carte de l’Alsace gourmande où figurent en bonne place les fameuses pomme de terre du Ban-de-la-Roche, juste au dessus des non moins succulentes truites de Rothau s’épanouissant dans la fougueuse et fraiche Bruche.

L’auteur de cette carte en parle en ces termes: “… Comme légumes, nous avons les pommes de terre du Steinthal (Ban-de-la-roche) , qui sont aussi délicates et farineuses que des marrons de Turin…”

Aujourd’hui, sa culture n’est plus guère connue dans la vallée de la Bruche. Mais l’histoire de la Steintäler ne s’arrête pas là, car vous pourrez toujours goûter ” Chez Julien ” à Fouday, les fameuses Totsches de Mémère Odile cuisinées par Gérard Goetz!

Par Daniel Zenner, chroniqueur gastronomique et auteur de plusieurs livres sur la cuisine des plantes sauvages.


les Totsches de la vallée (galettes de pommes de terre) photo non contractuelle