Les navets glacés par Hervé This

Lors d’un du séminaire de gastronomie moléculaire de juin 2016, nous avons exploré une précision culinaire apparue plusieurs fois dans les livres de cuisine publiés depuis environ le début du vingtième siècle. Il s’agissait de glacer des navets, et de savoir si les produits utilisés pour le glaçage entraient ou non dans les racines. Certains textes, et certains cuisiniers actuels, pensent et disent, voire écrivent, que l’eau de glaçage entre dans les navets, et ils tiennent pour « démonstration » le fait que les navettes s’attendrissent. D’autres disent et pensent, voire écrivent, que le beurre utilisé pour le glaçage vient à coeur des navets.
Finalement, au-delà des « intuitions » et des argument d’autorité, que se passe-t-il vraiment ? C’est là tout l’intérêt de nos séminaires : en avoir le coeur net, définitivement.


Les navets glacés par Hervé This
Un minimum de connaissances théoriques ne fait jamais de mal, avant les expérimentations, même si nous devons nous méfier de nos à priori. Pour les navets, il s’agit d’un tissu végétal, constitué, un peu comme pour les carottes, par exemple, de cellules vivantes, jointoyées par ce que l’on nomme la paroi cellulaire.

Expliquons.
Les cellules qui constituent les navets sont comme de petits sacs emplis d’eau, mais avec évidemment aussi une foule de composés chimiques, qui permettent aux navets de vivre (car les navets sont vivants !). Le ciment, qui donne la fermeté aux navets en collant les cellules entre elles, est fait de celluloses et de pectines, essentiellement. La cellulose, ce sont des « fibres ». On voit mieux sa présence quand on passe des navets à la centrifugeuse : il y a le jus qui sort de la machine et toute une partie solide, fibreuse, que l’on jette habituellement, mais qui est constituée de ces « fibres alimentaires » dont on vante tant les mérites. Ajoutons d’ailleurs qu’en vanter les mérites est une chose, mais qu’il n’en demeure pas moins que ce sont ces fibres qui sont à l’origine des ballonnements et des flatulences que ressentent ceux qui mangent beaucoup de fruits et de légumes. D’ailleurs, profitons de l’occasion pour signaler que, au-delà de la maladie coeliaque qui touche une très faible proportion de la population (la maladie empêche de manger du « gluten »), il vient d’être montré que l’intolérance au gluten est quasi certainement un fantasme et que l’on s’est trompé : ce qui était en cause, ce n’est pas le gluten mais les fibres qui sont très généralement associées à ce dernier.


Pour en terminer avec la cellulose, il faut observer que le coton, c’est de la cellulose, et le coton hydrophile est de la cellulose quasiment pure. Autrement dit, un tee shirt en coton blanc passé dans un moulin à café s’apparente chimiquement en tous points à ce résidu de centrifugation des navets. Dans les parois végétales, ce ciment qui lie les cellules de navet entre elles, il y a aussi des pectines, sorte de spaghettis microscopiques qui s’enroulent autour des piliers de cellulose et qui font véritablement le lien entre les cellules. Quant on cuit, ces molécules sont coupées en petits morceaux, de sorte que les piliers de cellulose ne sont plus réunis, et que les cellules peuvent se séparer : si l’on appuie avec une fourchette, alors on produit une purée.

On terminera cette description en observant en un point essentiel : les tissus végétaux sont majoritairement faits d’eau : 99 % pour une salade, 95 % pour une tomate, 85 % pour une pomme.

Tous ces systèmes sont formellement des gels, puisque l’eau est tenue dans le solide, en l’occurrence essentiellement par la cellulose, par les pectines, et aussi par les membranes cellulaires qui sont faites de molécules de « phospholipides », catégorie à laquelle appartiennent les lécithines, qu’elles soient de soja non pas.


Les navets glacés par Hervé This
Tout cela étant dit, on voit mal pourquoi et comment l’eau ou la matière grasse pourrait entrer dans un navet que l’on cuit, puisque les seules réactions que l’on puisse prévoir sont l’évaporation de l’eau de surface des navets si la température atteint 100°, et l’amollissement du tissu végétal, par dégradation progressive des pectines, la réaction chimique qui a lieu étant donné élimination bêta. Bien sur, il peut y avoir innombrables d’autres réactions, mais elles sont très certainement secondaires, accessoires.

On le répète : la seule façon pour un liquide d’entrer dans les navets serait par capillarité ou par osmose. Je passe sur la définition de ces phénomènes (voir mon livre Mon histoire de Cuisine, Belin), mais, à y regarder un peu finement, l’osmose ferait plutôt sortir l’eau des navets, ce qui conduiraait à les ratatiner, et non pas à les gonfler Et la capillarité pourrait se produire après une longues cuisson, si des fissures apparaissaient, auquel cas, l’eau et la matière grasse du glaçage, éventuellement avec du sucre, pourraient entrer dans les navets.
Ma conviction, toutefois, était que ce phénomène n’avait pas lieu.


De la théorie à l’expérience

Les navets glacés par Hervé This
Les théories étant faites, il faut passer aux expériences. Lors de notre séminaire, nous avons donc glacé des navets, dans les conditions exactes où il avait été dit de le faire et où il était indiqué que la matière grasse entrerait dans les racines.

Toutefois, nous ne nous sommes pas limités à cuire : nous avons évidemment pesé, avant la cuisson et après la cuisson. Si les navets avaient gonflé en absorbant de l’eau et de la matière grasse, alors leur masse aurait dû augmenter.

Première observation expérimentale : une masse de navet d’environ 90 grammes a été réduite à environ 50 grammes après un glaçage à blanc, c’est-à-dire cuisson dans de l’eau et du beurre jusqu’à attendrissement et formation d’une couche brillante à la surface des racines. Bref, nous avons suivi la pratique professionnelle. Nul doute qu’après le glaçage à brun, la perte aurait été encore supérieure.


Mais cela ne nous disait pas si de la matière grasse était entrée ou non dans les racines. On aurait pu imaginer une très forte perte en eau et une absorption de matière grasse. De sorte que nous avons procédé à une autre expérience, mais, cette fois, la matière grasse était spécifiquement colorée en rouge. Les navets ont donc été glacés à blanc dans un mélange d’eau et de matière grasse colorée en rouge, et, une fois le glaçage effectué, nous avons épongé les navets et les avons coupé, afin de voir si du rouge était entré dans les racines. Rien ! Aucune matière grasse dans les navets.

Une théorie confirmée

Finalement, notre théorie est sortie indemne de ces expériences, mais nous avons obtenu une information supplémentaire, à savoir cette perte de masse considérable lors de la cuisson. Elle était inattendue, et notre théorie ceetes augmentée d’une information qui semble donc essentielle : les tissus végétaux perdent beaucoup de leur masse, c’est-à-dire d’eau, lors d’une cuisson de type glaçage.

Antérieurement, j’avais déterminé les échanges dans des cuissons à l’anglaise, où une telle perte n’a pas lieu, mais voici donc une nouvelle information, qui doit nous conduire à penser que le glaçage, s’il attendrit les navets par la réaction d’élimination bêta des pectines, conduit à une perte d’eau, ce que l’on nommait anciennement une « eau de végétation » sans que l’on sache bien de quoi il s’agit.

Plus prudemment, je propose de dire des choses simples et justes, à savoir que les navets perdent beaucoup d’eau, environ 40 pour cent, lors d’un glaçage à blanc. J’ajoute que l’emploi de beurre est trompeur, parce que, à la cuisson, il arrive fréquemment que la masse de ce dernier semble diminuer… et elle diminue effectivement, puisque le beurre, c’est environ quatre cinquièmes de matière grasse et un cinquième de l’eau. Or, dans de nombreuses conditions culinaires, cette eau du beurre s’évapore, de sorte que la masse du beurre est réduite d’autant.

Nul doute que nombre d’intuitions des praticiens se sont fondées sur cette évaporation, ce qui a probablement contribué à des précisions culinaires fausses, telles celles qui sont relatives au glaçage des navets.

Par Hervé This