La « sauce tortue », qu’est ce que c’est ?

Je ne suis pas le seul à avoir été étonné de voir des « sauces tortues » dans les livres de cuisine, même récents. Pourquoi ce nom ? Regardons d’abord des recettes, avant de trouver l’origine de la sauce.

Pour le Guide culinaire, il s’agit de prendre du fond de veau, « avec 3 grammes de sauge, un gramme de marjolaine, un gramme de romarin, 2 grammes de basilic, un gramme de thym et autant de laurier, une pincée de feuilles de persil, et 25 grammes de pelures de champignons ». On fait infuser à couvert pendant 25 minutes, et on ajoute 4 grains de gros poivre 2 minutes avant de passer l’infusion. Puis on ajoute cette dernière à de la sauce demi-glace additionnée de sauce tomate, on réduit, on passe et on met au point avec essence de truffe, et Cayenne.

Mes amis qui me lisent savent que je n’aime pas ce livre prétentieux : qui me fera croire que l’on pèse 1 gramme de romarin ? Et puis, quelle contradiction : on pèse le romarin ou le thym, mais on met quatre grains de « poivre »… mais lequel ? Et puis, on met au point avec essence de truffe, mais combien ?

Allons, ne nous égarons pas : retenons que la sauce tortue serait, pour ce livre, une demi-glace tomatée avec une infusion d’aromates dans un fond de veau. Et pour d’autres ? Pour Joseph Favre, à la même époque, ce serait un roux mouillé avec du Xérès, du Madère et un peu de consommé de volaille ; on ajoute persil, marjolaire, mirepoix, purée de tomates ; on fait réduire la sauce et l’on passe à l’étamine. Et d’ajouter que cette sauce sert surtout pour accompagner la tête de veau, certains poissons et autres préparations culinaires auxquelles elle donne son nom : on comprend enfin que des préparations « à la tortue » ne font pas usage de tortues, mais de sauce tortue.

Reste la question : pourquoi le nom de la sauce tortue ? En 1869, Urbain Dubois ne nous le dit pas, et donne une recette un peu différente : oignon haché, jambon en dés, beurre ; on fait revenir, on mouille avec du madère, on ajoute quelques parures de truffes et champignons, un bouquet garni d’aromates; on faitréduire de moitié, puis on passe et l’on ajoute de la sauce brune tomatée… avant de finir avec de la cayenne. Là, c’est amusant de voir que, dans toutes ces époques, la cayenne est préférée au poivre.

Même époque à deux ans près, Jules Gouffé fait cette sauce tortue avec essence de jambon, essence de truffes, essence de champignons, vin de Madère, glace de veau ; on réduit et on ajoute de l’espagnole ; on réduit encore… et l’on ajoute cette fameuse de prise de poivre de Cayenne.

Mais avec tout cela, rien sur l’origine de la sauce… sauf que le même Gouffé décrit des potage à la tortue, et des « potages fausse tortue », à savoir des potages qui ne contiennent pas de tortue, mais de la tête de veau, dans un liquide où l’on retrouve les ingrédients essentiels de sa sauce tortue : le Madère, les champignons, du veau, les ingrédients de l’espagnole, et le tout bien relevé… comme pour les potages à la tortue, ces même potages que l’on trouve dès le 17e siècle, chez tous les auteurs : Pierre François la Varenne, Nicolas de Bonnefons, Pierre de Lune. Et là, les recettes de tortues ne manquent pas, preuve qu’elles devaient être abondantes. Par exemple, Pierre de Lune mentionne 12 recettes : potages, braisés, tourtes… Nicolas de Bonnefons met ses recettes de tortues près de celles des escargots. Et toutes sont puissamment relevées.

Mon hypothèse, pour terminer : les sauces tortues sont des sauces au goût puissant, qui étaient sans doute servies avec des tortues. Avec la disparition de ces animaux, on a conservé la sauce pour ses vertus gourmandes, et on l’a servi d’abord avec de la tête de veau, puis avec d’autres ingrédients. C’est une sauce brune, relevée, fortement aromatisée, avec champignons, vin de Madère et possiblement de la truffe.

Par Hervé This

Pierre Gagnaire et Hervé This ©Pierre Paul Zeiher