Le Pont des Vosges à Strasbourg, une Institution DR

Le Pont des Vosges, les bonheurs d’Annie

Le 1er septembre 1992, Annie Voegel Leclerc ouvre sans tambour ni trompettes (mais non sans appréhension…) Le Pont des Vosges à Strasbourg (67), une institution qu’elle venait de reprendre. D’emblée, la salle était archicomble : ses clients d’avant, de la maison Kammerzell jusqu’au tout proche Zuem Ysehuet, s’étaient donné le mot…
Venu le soir même, Pierre Pflimlin, l’ancien maire de Strasbourg, lui fait cette déclaration qui, pour un homme d’honneur, engage le long terme comme le serment d’Hippocrate : “Je vous serais fidèle jusqu’à mon dernier jour !”. André Bord aussi s’est glissé parmi les fidèles des premiers jours. Tous deux ont désormais une plaque à leur nom à la table qu’ils affectionnaient. Qu’ils soient décideurs économiques, parlementaires européens et présidents ou diplomates de passage, tous se transmettent l’adresse comme on se donne une recette de bonne vie…

 

En 1992 Annie Voegel Leclerc reprend le Pont des Vosges -DR

En ce jour de pleine grâce, la blonde Annie venait de changer de métier et de dimension : ” Je me suis retrouvée toute seule face au banquier et aux fournisseurs, alors qu’avant, je secondais un patron… Plus tard, mon expert-comptable m’a dit : “Vous êtes un miracle économique”. Mais il n’y a pas de miracle à aimer ce qu’on fait et à bien s’entourer… “.

Depuis le premier jour, le chef Jean-Philippe Schubnel orchestre aux fourneaux le ballet des saveurs entre terroir et marché. En salle, Antoine Breton canalise les énergies et apaise quand il le faut la tension des coups de feu.

Parcours en pays de goûts sur les pas de la soeur…

Annie a grandi à Barr (67), dans une famille de cinq filles : ” J’étais la petite dernière. Un jour, ma mère me propose de m’envoyer en colonie de vacances. Ma sœur travaillait déjà en restauration. Alors je réponds : ” Je veux faire comme elle”. C’était ça que je voulais faire, être en salle. Alors, j’ai pris cette voie, j’ai appris sur le tas. J’ai passé l’été à l’Hôtel Marchal aux Trois-Epis et je suis passé par tous les postes. Mon père prenait de haut ce métier de service, mais j’ai tenu bon. Ma sœur était mariée au propriétaire de l’Hôtel Le Beausite à Ottrot, qui avait une étoile. Alors, ils m’ont appelée. C’était l’année où Claude Chabrol y tournait son film, La Décade prodigieuse.”
Claude Chabrol passait pour choisir les lieux de ses tournages sur la foi de son guide Michelin. Sur ce tournage mémorable, l’un de ses acteurs, le mythique Orson Welles, s’était distingué par son appétit d’ogre et sa prédilection pour la côte de bœuf tyrolienne…
L’équipe salle et cuisine du Pont des Vosges. A droite Annie Voegel Leclerc -DR

Annie poursuit son parcours en pays de goûts en ville, à la maison Kammerzell. En 1976, son propriétaire, M. Schlosser, la nomme responsable de L’Ami Schutz. L’année suivante, un de ses clients, M. Haller, l’appelle à ses côtés au Gourmet Sans Chiqué. Puis elle prend pour près d’une décennie les rênes de la maison Zuem Ysehuet qui draine le meilleur de la ville…

La chance d’une vie…

Une opportunité se présente – celle d’une vie : une vénérable institution de la ville, Le Pont des Vosges, sise au rez-de-chaussée d’un bel immeuble wilhelminien, est en redressement judiciaire. Annie Voegel Leclerc se met sur les rangs pour acquérir l’honorable établissement – et emporte la mise : ” Mon dossier a été accepté sur ma crédibilité, m’a-t-on dit. Aujourd’hui, quel banquier octroierait un prêt sur la seule crédibilité de l’emprunteur ? “.

Aussitôt, elle entreprend de rendre à la maison un cachet et une âme : elle remonte en salle les splendides vitraux entreposés à la cave et crée, avec la complicité de la décoratrice Yolande Delpech, un esprit de brasserie parisienne Belle Epoque, convivial à souhait, éclairé comme de l’intérieur par les lampes de table Art nouveau.

Annie Voegel Leclerc a élu au nombre de ses fournisseurs Rungiest pour le poisson, Hoerth Superviande, Le Pain de mon Grand-Père, la fromagerie Lorho, Marthe Kehren pour les pissenlits, Jacques Rohrfritsch de Reipertswiller pour les pommes de terre, Gillardeau pour les huîtres (qu’elle sert de novembre à mars) sans oublier les Pâtes Grand-Mère – et Meteor pour la bière…

Carpaccio de thon/Parmesan/poireaux frits, Foie de veau poêlé à l’anglaise/Bacon, Carré d’agneau à l’ail confit/purée de pommes de terre maison, et mousse au chocolat

 

Pour les Vins d’Alsace, elle a élu notamment Albert Seltz pour son Pinot Blanc ou Paul Ginglinger pour son Pinot Noir Les Rocailles. Les assidus viennent pour son foie de veau d’anthologie ou son ris de veau, pour son carré d’agneau avec sa bonne purée et bien d’autres incontournables selon la saison comme le civet de chevreuil – à moins qu’ils ne s’en viennent honorer le présent saisi là en de roboratifs raffinements…

Ou peut-être viennent-ils tout simplement se ressourcer dans l’esprit de la maison, telle que l’exprime la maîtresse des lieux : “J’aime que le client se sente bien chez moi tout comme il se sentirait chez lui. Je me souviens toujours de ce que chaque client aime afin de personnaliser le service, car chacun est unique et chacun a besoin de ses repères ! Dans le métier, il faut avoir le regard partout”.

La salle du Pont des Vosges -DR

Il fut un temps, où elle ouvrait le dimanche pour la Fête des Mères : “Les enfants invitaient alors leur maman pour qu’elle ne soit pas obligée de faire la cuisine. Tout ça semble bien révolu… ». Et un autre encore où les artistes du Festival de la Musique (dont Chuck Berry) s’en venaient prolonger chez elle les bonnes vibrations d’une intense communion avec le public…

Pour autant, elle est sur le pont depuis six heures du matin, lorsqu’arrivent la femme de ménage puis les premières livraisons et demeure sur les lieux jusqu’au dernier client. Si le métier n’est pas de tout repos, il dispense de régénérantes aménités à celle qui jour après jour fait présent du meilleur de soi. Mais le week-end, elle se régénère ailleurs, à la faveur de longues marches dans la campagne avant de repartir vers sa quotidienne reconquête de la perfection : “C’est facile d’être compétent une fois, il faut l’être tous les jours. C’est facile de poser une assiette, mais il y a une manière de le faire qui fait que le client a envie de revenir. Certains clients me suivent depuis quarante ans… “.

 

Toujours à l’affût, elle orchestre avec vigilance ces petits riens qui font des univers dans l’inlassable fête de vivre – celle où l’on n’entre qu’avec beaucoup de cœur… Et jour après jour, avec des gestes assurés, elle renoue avec le miracle d’une si mystérieuse simplicité qui lui vaut de recevoir de grands esprits comme d’éminents Prix Nobel venus visiter une grâce qui aurait trouvé sa demeure.

Par M.L.
Crédit photos : Le Pont des Vosges et JulienBinz

Le Pont des Vosges
15 quai Koch à Strasbourg
Fermé le dimanche
03 88 36 47 75
Carte de 38 € à 58 €
www.lepontdesvosges.fr