Tête de lard (1) par Daniel Zenner

Pendant neuf mois, en compagnie d’une amie, je parcourais inlassablement les cinq hectares de prés, forêts et friches que mon ami le paysan m’avait gracieusement mis à disposition. Deux fois par jour, il m’apportait le petit lait bio issu de sa fromagerie, dans lequel il faisait tremper du pain rassis. J’adorais les patates cuites, le son de blé et le maïs mais ce que je préférais, c’était soulever la terre avec mon groin pour dévorer les vers de terre, les insectes et les racines.

Dans la forêt, je me délectais de glands, de châtaignes et de faînes. En été, j’ai brouté de tout mon saoul. L’automne dernier, je me suis gavé de pommes, de poires et de quetsches que j’allais chaparder chez le voisin, au grand dam de celui-ci. De temps en temps, je franchissais la clôture électrique, juste pour changer d’air. J’adorais que les gens du village me courent après.

Sur les Hauts de Fréland, ma vie s’écoulait paisiblement, sans stress. L’air était si bon, si pur, si vif. Je gérais ma journée en toute liberté. En fait, je ne pensais qu’à manger puis à me dorer la couenne au soleil. Je faisais mon lard. J’ai pesé fièrement 340 kilos.

Un jour, on m’a apporté de la confiture. Puis un gars que je ne connaissais pas est venu avec une longue canne trouée. Pendant que je me bâfrais, j’ai entendu un bruit assourdissant. Je n’ai pas eu le temps de sursauter. Un éclair fulgurant a jailli dans ma tête. Maintenant, je suis au paradis des cochons.

En ce matin froid de février, le cochon est devenu porc. Respect au Monsieur, roi des animaux domestiques. Des taches rouges maculent la neige blanche. J’éventre l’animal. La tripaille chaude jaillit, fumante dans le froid cinglant. Maintenant je peux enfin souffler un peu, car le seul à ne pas avoir été stressé en ce matin froid de février sur les Hauts de Fréland, c’est bien le cochon lui-même!

Et maintenant, que la fête commence !
Sous le regard intéressé des petits enfants, ma mère trie les entrailles, nettoie les boyaux, sépare les abats et prépare le foie pour le lawerwurst. Le boudin noir, c’est son affaire. Elle lit consciencieusement et respecte à la lettre et au gramme près la recette de la vieille Justine, extraite d’un livre de 1897. Blancs de poireau, oignons revenus dans le saindoux, crème fraiche Label Rouge Alsace, énormément de persil, sarriette, poivre, girofle, cannelle, macis et du sel gris. Voilà les ingrédients mêlés au sang.
Quand à moi et à mon équipe de charcutiers amateurs, on désosse, pare, découpe et détaille. Au programme: saucisses fumées type Montbéliard, chorizo frais, saucisses au Bargkass, boudins blancs, confits et terrines. Pour les rillettes, je sacrifie la moitié d’un jambon que je découpe en très gros dés. Ceux-ci cuisent doucement pendant six heures, en compagnie d’herbes aromatiques, dans une quantité de saindoux blanc comme neige. Poivre et sel de mer et c’est tout. Le lendemain, j’écrase la viande confite au goût légèrement rôti à l’aide d’un rouleau en bois. Je désosse l’énorme carré pour ne garder que le filet maigre, sans aucune trace de gras à l’extérieur. Comme les meilleures viandes de bœuf, le gras marbre et persille le muscle. Je frotte ensuite ce long morceau pendant deux jours avec mon sel parfumé, puis je le laisse suspendu dans la remise.
Tel un saucisson sec, il prend alors naturellement la fleur. La microflore ambiante, se plaisant en montagne, recouvre le filet d’un voile gris et blanc: les champignons travaillent en douceur, enveloppant l’œuvre charcutière d’un costume parfumé.
Des lobes de jambon, de beaux morceaux d’épaule, du collet et des jarrets rejoignent le saloir.

Je prépare mon sel parfumé: un kilo de gros sel de Guérande, deux cuillérées à soupe de sucre cassonade, deux poignées de graines de coriandre concassées, 1 cuillerée à soupe de girofle, autant de baies de genièvre. Puis une bonne lichette de schnaps, feuilles de laurier concassées, beaucoup de sariette, thym, romarin et origan sec. Une tête d’ail hachée grossièrement et c’est tout ! Point de E, de sel nitrité, de polyphosphates et autres saloperies (je n’écris pas cochonneries par respect pour les cochons). Mes saucisses sèches se conservent bien, comme mes jambons que je caresse pendant une semaine avec ce sel odorant. Je n’ai nul besoin d’ôter la saumure car la viande est d’une grande qualité: elle n’est pas gorgée d’eau.

Par Daniel Zenner

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