Le 22 février 2022, Hervé This a organisé sous le patronage du Centre international de gastronomie moléculaire Inrae-AgroParistech, un stage de cuisine note à note au restaurant Julien Binz, à Ammerschwihr en Alsace. À leurs côtés, une dizaine de chefs, qui au terme de la journée, ont reçu leur premier certificat.
Pendant une journée, ils ont découvert les produits utilisables pour cette cuisine (des composés tous présents dans les aliments traditionnels), en vue de construire la consistance, la forme, la couleur, la saveur et l’odeur des mets préparés. Puis ils ont passé en revue les diverses initiatives mondiales, notamment le menu note à note que Julien Binz a créé.
Les chefs présents ont alors participé à la confection de plusieurs recettes, tandis que ces dernières étaient discutées par Hervé This. Au menu de cette journée, sorbet évocation betterave, nuage évocation amande/cerise, suivi d’un sponge cake évocation noisette, pour finir avec un macaron évocation concombre et pin. Pour rappel, en 2018, Julien Binz a imaginé le premier menu 100% note à note, servi à une trentaine de convives, lors d’une conférence animée par Hervé This, inventeur du concept.
La cuisine note à note, c’est quoi ? La cuisine note à note consiste à cuisiner en utilisant, non pas des ingrédients traditionnels, mais des composés purs, extraits des aliments ou synthétisés. En les combinant, on peut obtenir la consistance, la couleur, la saveur, l’odeur ou les apports nutritifs d’un plat. On peut ainsi élaborer des combinaisons infinies et totalement inédites.
La cuisine note à note se différencie de la cuisine moléculaire
En 1988, Hervé This, directeur du Centre international de gastronomie moléculaire Agroparistech-Inrae, inventait la gastronomie moléculaire et dès 1994, le concept de cuisine note à note, pour exprimer le fait d’assembler des composés purs, pour créer de nouveaux goûts et consistances n’ayant jamais existé.
« La cuisine moléculaire, c’est la cuisine qui fait usage d’ustensiles nouveaux, venus des laboratoires de chimie : thermocirculateurs pour la cuisson basse température, siphons pour faire des mousses ou des émulsions, évaporateurs rotatifs, azote liquide pour des sorbets, divers gélifiants pour des perles à coeur liquide, des spaghettis gélifiés. Mais c’était donc surtout une question d’ustensiles », précise Hervé This. « Au contraire, la cuisine note à note est une question d’ingrédients, uniquement. On peut faire cette cuisine avec les casseroles habituelles ». En 2009, les premiers plats sont testés dans le restaurant de son ami Pierre Gagnaire. En 2012, Hervé This, écrit le premier livre sur le sujet « La cuisine note à note en douze questions souriantes ».
La cuisine note à note, c’est de la cuisine…
« Le cuisinier produit des aliments, à partir d’ingrédients », introduit Hervé This. « Mais les ingrédients culinaires classiques que sont les viandes, poissons, légumes ou fruits, sont remplacés par des « composés », poursuit-il. Mais pourquoi avoir choisit ce nom ? « Parce que, quand j’ai inventé cette cuisine, j’ai voulu d’abord reconnaître qu’il n’y avait rien de chimique dans l’affaire. La cuisine, c’est d’abord une question « artistique » : il faut faire « bon », c’est-à-dire beau à manger (et à voir aussi, mais c’est secondaire). Il fallait trouver un nom artistique, et j’ai pensé à la musique, parce que la cuisine note à note est l’analogue culinaire de la musique de synthèse. Mais comme le mot « synthèse » risquait de faire inutilement peur, j’ai proposé « note à note », comme on joue les notes de musique en arpège. L’idée est un peu fausse, car on devrait dire « onde à onde », en référence aux ondes sonores. Mais un nom est un nom, toujours arbitraire. »
En 2018, pour la première fois en France, un menu 100% note à note a été réalisé par Julien Binz chef étoilé à Ammerschwihr, proposant sous la dénomination « évocation » une application empirique et gustative de la cuisine note à note inventée par Hervé This. Un menu sans poisson, sans viande, ni fruits et légumes, mais uniquement élaboré par des composés purs et des évocations d’odeurs, voici le défi culinaire relevé par Julien Binz, avec la garantie de goûts entièrement nouveaux, mais aussi la possibilité de créer un art culinaire nouveau.
La cuisine note à note en quelques questions
Le plus souvent, les composés utilisés en cuisine note à note sont obtenus par « fractionnement », à partir de produits agricoles. Par exemple, le saccharose, ou sucre de table, est extrait de la betterave à sucre par des opérations simples de broyage, dissolution dans l’eau, concentration, purification. De même, les protéines végétales se produisent aujourd’hui à la tonne, souvent à partir de « légumineuses » : pois, lentilles… mais aussi à partir d’autres végétaux : soja, chanvre… On peut aussi les séparer du lait, et là encore, l’industrie laitière fractionne depuis des décennies. Pour les glucides, sont le plus souvent des composés extraits du blé, du riz, du maïs. Pour les lipides, les triglycérides sont les constituants des huiles.
Pourquoi fractionner les produits de l’agriculture au lieu de les utiliser directement ?
Parce que, ainsi, ils ne s’abiment pas, se conservent bien mieux (pensons au sucre de table), et que l’on évite ainsi du gaspillage… comme on en voit après les marchés !
Mais aussi parce que le fractionnement permet de régulariser les cours et, donc, d’enrichir les agriculteurs, qui sont en charge des paysages, de l’environnement… et de l’approvisionnement alimentaire des peuples !
Cela consomme-t-il beaucoup d’énergie pour fractionner les produits végétaux ?
Au contraire ! Car on n’utilise pas des procédés de séchage anciens, mais des procédés de filtration membranaire, et, d’autre part, au lieu de transporter des fruits et des légumes qui contiennent parfois jusqu’à 99 pour cent d’eau (dans les salades), on transporte des poudres sèches. Par exemple, un kilogramme de poudre de protéines d’oeuf correspond à dix fois plus de masse si l’on transportait l’oeuf normal. Aussi, les équipements pour des agriculteurs coûtent moins de 5 000 euros, contre plus de 150 000 pour les tracteurs !
Ne perd-on pas des nutriments, lors de l’opération ?
Pourquoi en perdrait-on ? Si l’on filtre et qu’on ne jette rien, on a seulement divisé une matière en deux matières différentes. Par exemple, imaginons que l’on tamise du sable : la totalité des grains se retrouvera finalement soit sous le tamis, soit dans le tamis.
Pourquoi la cuisine note à note est-elle nouvelle ?
Parce que les ingrédients ne sont plus ces ingrédients culinaires classiques que sont les viandes, poissons, légumes… mais des « composés ». Un composé, c’est une matière dont toutes les molécules sont les mêmes. L’eau est un composé, parce que l’eau est faite de molécules toutes identiques. Par exemple, le sucre de table, ou saccharose, est un composé, parce que les cristaux de sucre sont des empilements de molécules toutes identiques, qui sont donc des molécules de saccharose, etc…
La cuisine note à note, une réponse aux enjeux alimentaires de la planète
La population mondiale, qui va passer de 7 milliards aujourd’hui, à 10 milliards en 2050, devra être nourrie, sous peine d’une guerre mondiale. Et la vraie question sera celle des protéines, et du gaspillage. C’est la raison pour laquelle les académies d’agriculture et les ministères de l’agriculture du monde entier se préoccupent de ces questions. Et c’est la raison pour laquelle l’industrie commence à s’intéresser aux protéines végétales ou aux insectes (qui produisent des protéines à partir de déchets végétaux). Mais une fois que les protéines sont produites, il faut les « cuisiner » : et c’est précisément ce que permet la cuisine note à note. En résumé, la cuisine classique utilise des viandes, poissons, œufs, fruits, légumes, qui sont tous des assemblages de nombreux composés, alors que la cuisine note à note a pour ingrédients des composés purs, qui proviennent des aliments. Il n’y a donc rien de chimique ou dangereux. Elle est nourrissante et dotée d’une valeur nutritionnelle. »
Revoir la vidéo du dîner 100% note à note
45 millions de personnes souffrent de la famine, soit 3 millions supplémentaires en 10 mois seulement, un tout accéléré par les conflits, les catastrophes naturelles, les bouleversements climatiques, le réchauffement de la planète et la pandémie. Comment résoudre l’équation de plus d’hommes et de moins de nourriture ? sachant que les coûts de la prévention de la famine s’élève à 6 milliards d’euros. Face à la conjoncture les mécanismes de financements sont débordés. Où sont les priorités ?
Pour lutter contre le gaspillage alimentaire, il faut aussi réduire le transport des produits si énergivores. Hervé This propose de fractionner directement depuis la ferme, pour extraire des aliments, permettant ainsi une meilleure conservation, et un acheminement plus écologique. En effet, au lieu de transporter des fruits et des légumes qui contiennent parfois jusqu’à 99 % d’eau, on transporte des poudres sèches, préservant tout autant les nutriments. De plus, les ingrédients n’ont pas besoin d’être conservés au frais et l’on sait que les systèmes de froid utilisent des gaz qui endommagent la couche d’ozone et favorisent le réchauffement climatique.
La cuisine note à note renvoie également à la sécurité alimentaire. En effet, l’évocation ou arôme « barbecue » est moins nocif que d’ingérer une viande cuite au barbecue et cancérigène. Soulignons que la cuisine note à note élimine la toxicité des produits, et promeut parfaitement la cuisine végane avec l’utilisation de la protéine de pois. Elle est aussi un précieux allié pour les personnes souffrant d’intolérances et d’allergies alimentaires.
La cuisine note à note nourrit-elle ?
Elle nourrit en proportion de ce que l’on y met : si l’on met des protéines, des lipides, des glucides, etc., elle nourrit exactement comme une cuisine classique qui aurait des protéines, des lipides, des glucides, etc.
La cuisine note à note n’est-elle pas trop calorique ?
On a dans les plats note à note ce que l’on décide d’y mettre. Si l’on veut plus de calories, on peut mettre plus de calories. Mais si l’on veut moins de calories (ce qui est souvent ce que l’on cherche dans les pays industrialisés aujourd’hui), alors on peut décider d’y mettre moins de calories.
Avec la cuisine note à note, le cuisinier perd tous ses repères
À cela, s’ajoutent les évocations ; ces flacons aux notes aromatiques concentrées sur un support à base d’huile de tournesol et produits par une société françaises iqemusu.« C’est innovant, poursuit Julien Binz, car on n’utilise pas un arôme précis comme la pêche par exemple. On parle « d’évocation » car seuls quelques éléments des composants pêches sont retenus et associés avec d’autres. On retrouve par exemple l’évocation FRUM (liquoreux, fruité et rum), MAPO (cacao, végétal et fruité) ou encore CHAPRE (fromage de chèvre, cuir et gras). Il existe une trentaine d’évocations et j’en ai utilisé une quinzaine pour réaliser ce menu ».
« Pour ce menu j’avais décidé d’utiliser des produits tels les protéines végétales de pois, des protéines de lait, blanc d’œuf séché, jaune d’œuf séché, agar-agar, amidon de mais (maïzena), carraghenane kappa, eau, saccharose, glucose atomisé, mais aussi des émulsionnants, émulsifiants, et autres additifs comme ceux qu’on trouve dans les produits industriels et plats préparés.
« Je suis très attaché aux produits frais et notre établissement ne bouleversera pas sa carte », précise Julien Binz. » Il est évident que ces nouvelles techniques acquises seront introduites par note dans quelques recettes, tout comme l’utilisation de certains composés seront utilisés pour répondre aux allergies et intolérances alimentaires. La semaine dernière, une personne allergique au lactose a pu découvrir «l’œuf revisité ». Le retour gustatif était très positif, elle était agréablement surprise par le jeu des textures et des arômes inédits. Ce sera une alternative surprenante et innovante aux traditionnelles assiettes de légumes.
La cuisine note à note implique l’acquisition des savoirs-fondamentaux du métier de cuisinier. Elle s’appuie sur une certaine complexité ». Interrogé sur la notion de cuisine «faite maison», le chef sourit : «Oui et même au-delà d’une certaine manière, puisque ce sont des composés purs et bruts qui sont cuisinés et transformés sur place», conclut-il.