Herve This et Julien Binz cuisine note a note ©Sandrine Kauffer

Hervé This : une Masterclass Note à Note

Lundi 8 novembre 2021, Hervé This directeur du centre international de gastronomie moléculaire Agroparistech-INRA, tenait sa première Masterclass en Alsace au CFA de Colmar. De la gastronomie moléculaire, à la cuisine moléculaire jusqu’à la cuisine note à note, où il a invité Julien Binz à faire une démonstration, le scientifique a tenu son auditoire en haleine. Une cinquantaine de participants (professionnels et enseignants) se sont inscrits pour découvrir, comprendre et appréhender les applications possibles de la cuisine note à note dans leur restaurant et leurs établissements. Car au-delà de l’approche chimique et scientifique, à quoi sert la cuisine note à note ?

« Oui mais, …quel est l’intérêt ? »

Tous les participants, ont à l’unanimité, appuyer leur préférence sur les vrais produits, les fibres d’un vrai steak de viande. « Bien sûr », répond Hervé This, « mais il s’agit de s’ouvrir l’esprit à l’innovation, d’envisager ce que pourrait être la cuisine de demain, en 2050 quand la terre sera surpeuplée de 10 milliards d’habitants et que la guerre pourrait faire rage pour de la nourriture ».

Qu’on le veuille ou non, tous les gouvernement se penchent déjà sur la question.

 

Hervé This en masterclass a Colmar ©Sandrine Kauffer

 

La cuisine note à note est une réponse aux enjeux alimentaires de la planète.

 

La population mondiale, qui va passer de 7 milliards à 10 milliards en 2050, devra être nourrie, sous peine d’une guerre mondiale. C’est la raison pour laquelle les gouvernements déploient des budgets dans la recherche pour résoudre cette équation et que les industriels s’intéressent aux protéines végétales et aux insectes. Mais une fois que les protéines sont produites, il faut les « cuisiner » : et c’est précisément ce que permet la cuisine note à note. En résumé, la cuisine classique utilise des viandes, poissons, œufs, fruits, légumes, qui sont tous des assemblages de nombreux composés, alors que la cuisine note à note, a pour ingrédients des composés purs, qui proviennent des aliments. « Il n’y a donc rien de chimique ou dangereux », souligne Hervé This. « Elle est nourrissante et dotée d’une valeur nutritionnelle. »

La même semaine tous les quotidiens nationaux ont publié un article en corrélation : 45 millions de personnes souffrent de la famine, soit 3 millions supplémentaires en 10 mois seulement, un tout accéléré par les conflits, les catastrophes naturelles, les bouleversements climatiques, le réchauffement de la planète et la pandémie. Comment résoudre l’équation de plus d’hommes et de moins de nourriture ? sachant que les coûts de la prévention de la famine s’élève à 6 milliards d’euros. Face à la conjoncture les mécanismes de financements sont débordés. Où sont les priorités ?

Pour lutter contre le gaspillage alimentaire, il faut aussi réduire le transport des produits si énergivores. Hervé This propose de fractionner directement depuis la ferme, pour extraire des aliments, permettant ainsi une meilleure conservation, et un acheminement plus écologique. En effet, au lieu de transporter des fruits et des légumes qui contiennent parfois jusqu’à 99 % d’eau, on transporte des poudres sèches, préservant tout autant les nutriments. De plus, les ingrédients n’ont pas besoin d’être conservés au frais et l’on sait que les systèmes de froid utilisent des gaz qui endommagent la couche d’ozone et favorisent le réchauffement climatique.

La cuisine note à note renvoie également à la sécurité alimentaire. En effet, l’évocation ou arôme « barbecue » est moins nocif que d’ingérer une viande cuite au barbecue et cancérigène. Soulignons que la cuisine note à note élimine la toxicité des produits, et promeut parfaitement la cuisine végane avec l’utilisation de la protéine de pois. Elle est aussi un précieux allié pour les personnes souffrant d’intolérances et d’allergies alimentaires.

 

La cuisine note à note, un nouvel art culinaire

Hervé This directeur du centre international de gastronomie moléculaire Agroparistech-INRA travaille sur ces questions avec en filigrane la possibilité de créer un art culinaire nouveau. « Il y a des chefs artisans et des chefs artistes » mentionne-t-il. « Pour décrocher les trois étoiles Michelin, les chefs doivent se libérer les mains pour penser, réfléchir et construire techniquement et artistiquement leur cuisine », estime le scientifique. « Car l’artistique est primordial » rajoute-t-il renvoyant à son ouvrage « La cuisine c’est de la technique, de l’art et de l’amour ».

« Une belle assiette d’un plat longuement mijoté ça veut dire « je t’aime ». Avec les évocations, tous les goûts se réinventent. Tant que le chef réalise une reproduction, elle sera toujours comparée à l’originale, et donc moins bien. En cuisine note à note il ne faut pas chercher à reproduire une viande ou un poisson, mais chercher l’inédit ». Le scientifique garantit la satiété, les nutriments, le goût, le plaisir, la mâche, et l’expérience culinaire

 

Première Masterclass en Alsace

« Je suis ravi que cette première Masterclass ait lieu en Alsace », s’exclame Hervé This. Il a invité Julien Binz, chef étoilé Michelin du restaurant éponyme à Ammerschwhir, qui avait en 2018 réalisé le premier menu 100% note à note. « Je ne sais pas comment il avait fait, mais en deux coups de fils et en deux mois il a réalisé un menu complet, devant la presse internationale et une quarantaine de convives. En plus d’assumer ses services, je dis chapeau, c’est un véritable tour de force », souligne Hervé This.

Car force est de constater que peu de chefs franchissent le pas de la recherche et l’innovation. « Il faut accepter de perdre tous ces repères, et de s’affranchir des fondamentaux de la cuisine classique que l’on maitrise », témoigne Julien Binz. « Il s’agit d’élaborer des recettes à partir de produits purs (poudres) et des évocations (assemblages d’arômes). À la demande d’Hervé This, il  a réalisé pour la Masterclass le macaron pin-concombre, qu’Hervé avait tant apprécié… « 4 ans plus tard j’ai encore ce souvenir en bouche et j’ai publié la recette dans mon dernier livre « Handbook of Molecular Gastronomy », précise le scientifique.

Macaron évocation concombre-pin – cuisine note a note Julien Binz ©Sandrine Kauffer

 

L’appeler macaron est susceptible de décevoir le dégustateur qui va tenter une comparaison préjudiciable à la création note à note. « En bouche, ce n’est ni un macaron, ni une meringue, c’est évanescent », souligne Julien Binz. « C’est l’illusion d’un macaron. Mais il y a des nutriments, de la texture et du goût, très peu de sucre et peu de calorie. La recette se compose de protéines de blanc d’œuf, du sucre, du glucose atomisé qui apporte de la longueur en bouche, de l’eau et de la gomme de xanthane pour la texture. Il faut chercher un équilibre dans la recette », précise le chef, mettant en exergue l’intérêt de l’application, même partielle, de la cuisine note à note dans une cuisine d’aujourd’hui. « Une fois la recette établie, il y a un gain de temps évident, une facilité d’exécution pour les équipes, et dans un contexte de pénurie de personnels, le champs d’application de la cuisine note à note peut être utile ».

 

Premier menu 100 % note à note en France

Pour la première fois en France, un menu 100% note à note a été réalisé par Julien Binz, proposant sous la dénomination « évocation » une application empirique et gustative de la cuisine note à note inventée par Hervé This.  Un menu sans poisson, sans viande, ni fruits et légumes, mais uniquement élaboré par des composés purs et des évocations d’odeurs, voici le défi culinaire relevé par le chef étoilé, avec la garantie de goûts entièrement nouveaux.

Julien Binz – Masterclass note a note

Pour Julien Binz, la cuisine note à note est des plus intéressante. « J’avais envie de comprendre et d’apprendre. La cuisine note à note est théorisée depuis une dizaine d’années, mais pas réellement mise en pratique. J’ai entrepris de travailler sur ce menu par curiosité intellectuelle », précise-t-il.

« J’ai accepté de perdre tous mes repères en cuisine, pour le préparer et les clients doivent en faire de même pour le déguster. Il ne s’agit pas de démontrer que c’est meilleur mais, c’est différent incontestablement. Pour celui qui le consomme, il ne s’agit pas d’établir une préférence, mais d’accepter d’envisager que c’est une cuisine d’avenir. Plus d’un mois d’expérimentations a été nécessaire pour créer ce menu, mais j’imagine qu’avec un labo de recherches et une équipe dédiée, le champ des possibles gustatifs et esthétiques est exponentiel. Comme il n’existe pas d’ouvrages de recettes note à note, j’ai procédé par recherches, par expérimentations, en procédant à de nombreux essais, puis les préparations sont devenues concluantes et satisfaisante. Le menu est perfectible, mais nous sommes fiers d’avoir pu réaliser ce menu en un mois avec mes équipes. Nous avons la satisfaction, à notre échelle humaine de cuisiniers, d’avoir contribué à poser une pierre supplémentaire à l’édifice scientifique de la cuisine note à note. »

Julien Binz et Hervé This ©Sandrine Kauffer

 

« J’ai rencontré Hervé This sur le salon EGAST en 2010 », se souvient le chef. « Depuis nos routes se sont souvent croisées. J’ai suivi son travail et ses publications, j’ai eu la chance de m’attabler avec lui chez El Bulli et Pierre Gagnaire et d’assister à des conférences. Par ailleurs, nous sommes voisins quelques mois dans l’année, ce qui nous a permis d’échanger avec plus de régularité. J’admire sa science et son expertise », reconnaît Julien Binz. « Pour ce menu j’ai utilisé des produits tels les protéines végétales de pois, des protéines de lait, blanc d’œuf séché, jaune d’œuf séché, agar-agar, amidon de maïs (maïzena), carraghenane kappa, eau, saccharose, glucose atomisé… mais aussi des émulsionnants, émulsifiants, et autres additifs comme ceux qu’on trouve dans les produits industriels et plats préparés. »

Les évocations Iqemusu ©Sandrine Kauffer

À cela, s’ajoute les évocations ; ces flacons aux notes aromatiques concentrées sur un support à base d’huile de tournesol et produits par une société françaises iqemusu. C’est innovant, car on n’utilise pas un arôme précis comme la pêche par exemple. « On parle « d’évocation » car seuls quelques éléments des composants de la pêche sont retenus et associés avec d’autres. On retrouve par exemple l’évocation FRUM (liquoreux, fruité et rum), MAPO (cacao, végétal et fruité) ou encore CHAPRE (fromage de chèvre, cuir et gras). Il existe une trentaine d’évocations, et j’en ai utilisées une quinzaine pour réaliser ce menu. »

La cuisine note à note est riche d’enseignements. « Je suis très attaché aux produits frais et notre établissement ne bouleversera pas sa carte », précise Julien Binz. « Il est évident que ces nouvelles techniques acquises seront introduites par note dans quelques recettes, tout comme l’utilisation de certains composés seront utilisés pour répondre aux allergies et intolérances alimentaires. La semaine dernière, une personne allergique au lactose a pu découvrir « l’œuf revisité ». Le retour gustatif était très positif, elle était agréablement surprise par le jeu des textures et des arômes inédits. Ce sera une alternative surprenante et innovante aux traditionnelles assiettes de légumes. C’est aussi l’intérêt de la cuisine note à note de manière immédiate et empirique, la réponse aux multiples allergènes, intolérances, menus végétariens et végétaliens. J’en tire des enseignements, dont je pourrai me servir dès demain. Par ailleurs, j’ai observé que de nombreux produits utilisés pour réaliser ce menu sont déjà consommés par le grand public à grande échelle dans des crèmes desserts, des plats cuisinés, ou des soupes lyophilisées. La cuisine note à note implique l’acquisition des savoirs-fondamentaux du métier de cuisinier. Elle s’appuie sur une certaine complexité ». Interrogé sur la notion de cuisine « faite maison », le chef sourit : « Oui et même au-delà d’une certaine manière, puisque ce sont des composés purs et bruts qui sont cuisinés et transformés sur place », conclut-il.

 

Evocation n°3 – Crémeuse -blanc d’œuf réhydraté (evocation riz grillé) gel (fenugrec/curry) jaune (foin/céleri), émulsion grillée, croustillant de fécule ©Sandrine Kauffer

 

« La cuisine note à note, c’est de la cuisine : le cuisinier produit des aliments, à partir d’ingrédients », poursuit  Hervé This. « Mais les ingrédients culinaires classiques que sont les viandes, poissons, légumes ou fruits, sont remplacés par des « composés », poursuit-il. « Un composé, c’est une matière dont toutes les molécules sont les mêmes. Par exemple, l’eau est un composé, parce que l’eau est faite de molécules toutes identiques. Par exemple, le sucre de table, ou saccharose, est un composé, parce que les cristaux de sucre sont des empilements de molécules toutes identiques, qui sont donc des molécules de saccharose. Et ainsi de suite pour tous les composés que l’on trouve dans les aliments. Pour réaliser la cuisine note à note Julien Binz a utilisé les principaux composés suivants : les protéines, les glucides (sucres « lents » ou « rapides »), les lipides… finalement les mêmes composés que pour la cuisine classique.

Evocation n°2 : Voluptueuse Sorbet évocation betterave, nuage évocation amande/cerise

 

Au menu de la masterclass

Nombreux sont les chefs qui ont souhaité rencontrer et interroger le scientifique. Comment rattraper une crème anglaise ? l’utilité de la sonde à ultrason pour faire la mayonnaise sans se fatiguer ?  les 23 types de sauces classiques ?  la place du sel sur la table d’un restaurant ? l’exactitude des terminologies ?

Hervé a aussi détaillé la cuisine basse température, s’appuyant sur l’œuf parfait qu’il a inventé. « Pour la cuisson de l’œuf ce qui compte c’est la température et non la durée de cuisine. Il peut cuire dans le four toute la nuit à 61°, il sera identique. De 61 à 75° il y a toute une gamme de coulant et de texture, selon la préférence. Pour Hervé,  l’œuf est parfait à 65°, précisant qu’à 68°, le jaune d’œuf souffre d’être modelé.

 

Evocation n°4 – Fondante Protéine végétale de pois, fumée, cellulose carotte, voile de gelée (évocation poulet rôti), émulsion évocation champignon/sous-bois Emulsion pain grille, croûtons de protéine ©Sandrine Kauffer

 

En conclusion

Il ne s’agit pas de choisir aujourd’hui entre la cuisine traditionnelle et l’innovation « Nous avons encore le luxe de choisir, mais qu’en sera-t-il en 2050 ? »

Aujourd’hui le scientifique propose au chefs de s’appuyer sur la cuisine moléculaire (et ses ustensiles), ainsi que sur la cuisine note à note pour innover dans les textures et les goûts pour devenir des chefs artistes, capables de créer des recettes abstraites. Il ne faut ni s’inquiéter ni diaboliser la cuisine note à note, car les industriels s’en sont emparées depuis longtemps dans les boissons, les plats préparés et les techniques de conservation, il s’agit au contraire pour les chefs, de lui apporter toutes ses lettres de noblesse.

 

Par Sandrine Kauffer-Binz

crédit photos ©Sandrine Kauffer

 

 

Rappel

En 1980, Hervé This inventait la gastronomie moléculaire (principe chimique).

1995, invention de la cuisine moléculaire qui s’appuie sur de nouveaux ustensiles venus des laboratoires de chimie : thermo-circulateurs pour la cuisson basse température, siphons pour faire des mousses ou des émulsions, évaporateurs rotatifs, azote liquide pour des sorbets, divers gélifiants pour des perles à cœur liquide, des spaghettis gélifiés.

En 2009, le premier plat réalisé par Pierre Gagnaire à Hong-Kong. Il a fallu 6 mois pour le préparer.

2010, 1ère tentative de repas à l’école du cordon bleu.

2011, le traiteur Potel & Chabot l’expérimente techniquement en Traiteur.

En 2012, Hervé This écrit le premier livre sur le sujet « La cuisine note à note en douze questions souriantes ». La cuisine note à note c’est de la cuisine !

2016 : création de l’entreprise Iqemusu. Ouverture du restaurant Senses d’Andrea Camastra en Pologne. Fermé suite au covid le chef a ouvert Nota en 2021.

2018, Premier menu note à note en France signé Julien Binz.

2021, Première Masterclass Note à Note en Alsace.

 

Julien Binz et Hervé This – cuisine note a note- archive 2018 ©Sandrine Kauffer