« On pleure à s’en déchirer la poitrine »
Le 18 janvier 2021, Vincent Lucas, perd son étoile Michelin qu’il détenait depuis 12 ans, à restaurant Étincelles, à Sainte-Sabine-Born en Dordogne. Il ne s’y attendait pas. Il n’a pas été alerté et ce fut le choc. Après avoir posté un message émouvant sur les réseaux sociaux, il accepte de témoigner. Une position courageuse pour alerter les guides, pour faire changer la méthode, l’humaniser, « être respectueux de la vie des gens », dit-il. Avec courage, il confie sa douleur, s’exprime avec honnêteté, sans fausse pudeur.
Un message qu’il destine au directeur du guide Michelin.
« Il existe des instants magiques et d’autres qui vous terrassent. La lumière qui vous éclaire, peut griller d’un seul coup, sans vous prévenir. On pleure à s’en déchirer la poitrine. Le guide rouge n’a aucune pitié. J’aurai apprécié qu’ils me disent « attention…» quand ils m’ont appelé en septembre 2020, pour réactualiser mes horaires d’ouverture. Non, rien, le silence. Je l’ai appris par un journaliste le 18 janvier à 13h », s’indigne-t-il. « J’ai pleuré pendant 4 jours, me demandant combien de fois j’avais pleuré ainsi dans ma vie ? Au décès de ma maman quand j’avais 14 ans. C’est l’effet que ça m’a fait! un décès, un deuil, une douleur totale qui vous paralyse et vous met hors d’état pendant plusieurs jours. J’étais malade, mon mental et mon corps ont lâché, avec des maux de tête, des douleurs au ventre et aux dents, je me suis vidé. Ce graal inconscient a provoqué une destruction totale de mon être intérieur avec des réactions post-traumatiques. L’influence du guide Michelin est dévastatrice sur les chefs. Il faut le savoir ! », s’exclame-t-il. « Le directeur doit le savoir. Le guide a créé un système qui t’enferme dans un couloir, dont tu ne peux sortir. C’est la ligne verte (ndlr : ref au film et au couloir de la mort) et quand la distinction tombe, c’est la « mort ». Un chef fragile peut passer à l’acte. Ce que nous ressentons est violent. On oublie cependant que derrière une étoile, il y a toujours un cœur qui bat, des cœurs qui battent quand on pense aux familles, aux équipes », tient-il à préciser.
Une année blanche en terme de sanctions comme le Gault & Millau
Gwendal Poullennec, le directeur du guide Michelin, avait annoncé le maintien de la sortie du guide 2021 pour soutenir la profession, avec bienveillance et donner envie aux clients de retourner au restaurant. A quelques heures de la cérémonie fuitait qu’aucun 3* Michelin n’était rétrogradé. Mais au-delà des polémiques sur des chefs qui obtiennent une première étoile Michelin après 6 semaines d’ouvertures ( Sébastien Sanjou, Mory Sacko) il y a eu tout de même 46 pertes d’étoiles. Si 1/3 des pertes se rattachent à des changements de concepts, fermetures et ventes, donc dans une cohérence éditoriale, 2/3 sont sanctionnés sur l’année 2020, entre les deux périodes de fermetures administratives.
La profession attendait du guide rouge qu’il s’aligne sur le Gault & Millau, qui n’a rétrogradé aucune maison dans l’édition 2021 (info confirmée par Marc Esquerré).
C’est la double-peine !
Dans un contexte anxiogène, d’endettement, de la crainte du lendemain et de la pérennité des entreprises, perdre une étoile est un véritable préjudice médiatique et économique. Pour certains, avec -30% de chiffre d’affaire en 2021, le couperet pourrait définitivement tomber. Sur les réseaux sociaux, le guide est sévèrement attaqué par la communauté. Les chefs s’indignent en cercle privé, n’osant s’exprimer publiquement par crainte des retombées dans la notation. L’opinion publique aurait préféré une année blanche sans palmarès compte tenu de la conjoncture. Les sanctions sont en contradiction avec le discours de « bienveillance », et « soutien de la profession ».
En temps « normal » (hors-covid) la perte d’une étoile Michelin est un coup dur pour le chef. Affiché dans les médias comme le “mauvais élève de la classe”, « déclassé » publiquement il souffre d’être mis sur le banc de touche devant ses pairs, ses équipes et ses clients. Une rétrogradation. Une période difficile psychologiquement à surmonter et financièrement, si le gain d’une étoile Michelin assure 30% de chiffre d’affaires de plus, la réciproque assure le revers de la médaille. En période de crise économique et sanitaire, c’est la goutte d’eau.
On demande un peu de respect et d’humanité
«Est-ce que c’est si compliqué de parler aux chefs, de les prévenir avec un simple “Attention, on a senti une baisse dans la régularité de la qualité”. Ce serait plus simple de redresser le tir, et plus respectueux, mais surtout plus humain. Qui pourrait croire que perdre une étoile pourrait provoquer tant de souffrance ? Grace aux restaurants, le guide existe et génère un business et grâce au guide nous travaillons bien. Mais que le guide observe bien la destruction qu’il engendre quand il ne dit rien, qu’il ne nous alerte pas», souligne Vincent Lucas. «On demande un peu d’humanité et de respect. Le guide se comporte comme les avis déposés sur Tripadvisor », lâche le chef, «on découvre la note mais sans le commentaire, plus tard, et anonymement, alors qu’ils étaient chez nous dans notre maison.»
Le 18 janvier, ils s’étaient réunis entre chefs pour regarder la cérémonie. Parmi eux, son ami Sébastien Sanjou, qui décroche son étoile Michelin à Paris; euphorie, embrassade, joie partagée entre chefs. Puis Lucas reçoit un appel d’un journaliste « est-ce que vous confirmez que vous avez perdu l’étoile ? ». Silence. Paralysie. Il raccroche, il vérifie. Et d’une émotion à l’autre c’est le cataclysme.
«A ce jour, j’ai eu des centaines de messages de soutien des amis et des chefs. Je n’ai pas encore eu le courage de répondre à tous, mais je les en remercie et je le ferai, c’est la moindre des choses ».
Par contre aucun appel du Michelin, et de son coté, il ne les contactera pas non plus. Le mal est fait.
En 2007, c’est l’ “Etincelles”
Né à Nice en 1973, diplômé d’un BTS hôtellerie-restauration et d’un BTH, il fait ses armes chez Philippe Bardau à la « Cantine des Gourmets », poursuit aux « Fermes de Marie » à Megève avec Nicolas Lebec puis chez René Gillard à «L ’Esplanade » à Domme. En 2001, première place de chef à « La Villa Morelia » à Jausiers qui le récompense d’une étoile Michelin en 2006. Puis avec son épouse Anne, ils s’installent à « la Gentilhommière », à Sainte Sabine Le Bon avec une dizaine de chambres et le restaurant «Étincelles». En 2009, il gagne pour la seconde fois une première étoile Michelin qu’il conservera pendant 12 ans, récompensant une cuisine instinctive, «trash » du cœur, émotionnelle.
En 2021, il projette de vendre son affaire et d’entreprendre de nouveaux projets, travaillant sur une épicerie en ligne et pourquoi ne pas s’aérer l’esprit avec un food’ truck. Quant aux étoiles Michelin, y renoncera-t-il ?
NON.
«Personnellement, je n’ai jamais remercié le Michelin pour ces 12 années étoilées, car je n’ai jamais été dans ma vie le fayot de service, mais plutôt le perturbateur bon élève du fond de la classe. C’est un peu comme si on remerciait tripadvisor d’avoir une bonne note ou même Google, car finalement tout ça c’est la même chose, des Avis… Je peux juste remercier le guide d’exister, de faire rayonner la France à travers le monde, que mon village ait pu avoir son point rouge sur une carte visible à l’autre bout du monde. Je souhaitais également remercier Anne pour ces années de dévouement et d’avoir toujours cru en moi. Femme de chef n’est pas un métier facile et encore plus dans notre cas, où nous n’avions pas de bras droits ni de petites mains », concluant dans un baroud d’honneur : « Que la force soit avec nous, mais changeons un peu cette phrase culte en : Que la force soit entre nous ! »
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Si des 3* Michelin ont la « chance » d’être appelés la veille (Marc Haeberlin) ou 10 jours avant (Paul Bocuse), d’autres subissent la nouvelle en direct, sans préparation. Cette année, les 2 ateliers de Joël Robuchon sont rétrogradés de 2 à 1* Michelin.
Serait-il possible que la profession, à travers les associations négocient une manière et une méthode pour accompagner avec bienveillance les rétrogradations ? Après avoir mis sous les feux des projecteurs leurs chefs, les avoir chouchoutés, valorisés, les guides ne voudraient-ils pas se soucier de leur devenir ? Le lien, brutalement se rompt. On ne peut pas être et avoir été. Les ex-étoilés voient petit à petit de nombreuses portes se refermer et des amitiés s’étioler. Qui parle de double-peine ? Le moral est en berne, la maison recalée souffre alors d’une sorte d’exclusion du cercle des étoilés, d’un discrédit de compétences, d’une fuite d’un réseau professionnel, les sollicitations médiatiques se tarissent et parfois les équipes convolent vers d’autres cieux étoilés. Et avec ces lourds boulets bien ferrailllés aux chevilles, il faut rebondir …bien sur. ……
Par Sandrine Kauffer-Binz
Rappel des 46 pertes d’étoiles
- Le Vivarais, Vals-Les-Bains, suppression de 1* étoile
- L’Atelier de Jean-Luc Rabanel, Arles, suppression de 2* étoile
- Ludovic Turac, Une Table au Sud, Marseille, suppression de 1* étoile
- Cicada – La Table du Hameau, Maussane-les-Alpilles / Le Paradou suppression de 1* étoile
- Alexandre Bourdas, SaQuana à Honfleur Suppression 2* Michelin gagne le Bib Gourmand (changement concept annoncé )
- Initial à Caen suppression de 1* étoile
- Dyades au Domaine des Étangs, Massignac suppression de 1* étoile
- Le Jardin des Remparts, Beaune, suppression de 1* étoile
- Étincelles-La Gentilhommière, Sainte-Sabine
- Le Grand Bleu, Sarlat-la-Canéda, suppression de 1* étoile
- Le St-Martin, Montbéliard suppression de 1* étoile
- Le Kléber, Crest, suppression de 1* étoile
- La Grande Maison de Bernard Magrez, Bordeaux Suppression de 2* étoile (Fermeture à durée indéterminée)
- Château Cordeillan-Bages, Pauillac, suppression de 1* étoile
- Le Saison, Rennes / Saint-Grégoire suppression de 1* étoile
- Palégrié, Villard-de-Lans / Corrençon-en-Vercors suppression de 1* étoile
- La Tour des Sens, Tencin, suppression de 1* étoile
- Le Jasmin, Villeneuve-sur-Lot, suppression de 1* étoile
- Le Gambetta, Saumur, suppression de 1* étoile
- Domaine de Rochevilaine, Billiers suppression de 1* étoile
- Château de Locguénolé, Kervignac suppression de 1* étoile
- Maison Dufossé à Metz suppression de 1* étoile (vente, départ de Christophe Duffosé)
- La Matelote, Boulogne-sur-Mer suppression de 2* étoile
- Les Pyrénées, Saint-Jean-Pied-de-Port, suppression de 1* étoile
- Le Brouillarta, Saint-Jean-de-Luz, suppression de 1* étoile
- Le Château de Vauchoux, Port-sur-Saône, suppression de 1* étoile (décès de Jean-Michel Turin)
- 1920, Megève, suppression de 2* étoile, passe à une assiette rouge
- Guy Martin, le Grand Véfour Paris, suppression de 2* étoile, passe à une assiette rouge
- Sylvestre, Thoumieux à Paris, suppression de 2* étoile (départ de Sylvestre Wahid)
- L’abeille au Shangri-là à Paris, suppression de 2* étoile
- Pascal Barbot L’Astrance à Paris suppression de 2* étoile (Fermé-travaux)
- L’Atelier de Joël Robuchon – St- Germain, Paris Passe de 2* à 1*
- L’Atelier de Joël Robuchon – Etoile, Paris Passe de 2* à 1*
- Nicolas Sale, Les Jardins de L’espadon-Ritz Paris, suppression de 1* étoile
- Jean-François Piège, la poule au pot, Paris, suppression de 1* étoile
- Penati al Baretto, Paris, suppression de 1* étoile
- Le Chateaubriand, Paris suppression de 1* étoile
- Philippe Bélissent et Jérôme Cobou, Cobéa, à Paris suppression de 1* étoile (fermeture définitive )
- Thibault Sombardier, Restaurant Antoine suppression de 1* étoile (vente-fermeture définitive )
- Gil, Rouen suppression de 2* étoile,
- Le Camélia, Bougival, suppression de 1* étoile,
- Edouard Loubet, Bastide de Capelongue, Bonnieux, suppression de 2* étoile, (vente)
- Restaurant Sevin, Avignon, suppression de 1* étoile,
- Maison Prévôt, Cavaillon, suppression de 1* étoile,
- Restaurant Thierry Drapeau, Saint-Sulpice-le-Verdon suppression de 1* étoile, (départ en Asie)
- Le Restaurant du Métropole, Monaco, suppression de 2* étoile,