Le 21 février 2018, le premier menu 100% note à note a été réalisé par Julien Binz, dans son restaurant éponyme en Alsace à Ammerschwihr (68).
Le dîner a été servi à 40 convives sous forme de diner-conférence où entre chaque plat, le chef et le chimiste, inventeur de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note expliquait leur démarche et la finalité de cette cuisine du futur qui s’appuie sur des composés purs.
Explications signées par Hervé This.
Qu’est-ce que la cuisine note à note ?
Parce que les ingrédients ne sont plus ces ingrédients culinaires classiques que sont les viandes, poissons, légumes ou fruits, mais des « composés ».
Un composé, c’est une matière dont toutes les molécules sont les mêmes.
Par exemple, l’eau est un composé, parce que l’eau est faite de molécules toutes identiques. Par exemple, le sucre de table, ou saccharose, est un composé, parce que les cristaux de sucre sont des empilements de molécules toutes identiques, qui sont donc des molécules de saccharose. Et ainsi de suite pour tous les composés que l’on trouve dans les aliments.Quels sont les composés des aliments ?
Les principaux composés des aliments sont l’eau, les protéines, les glucides (sucres « lents » ou « rapides »), les graisses (les plus courantes sont des composés de la famille de « triglycérides »), les vitamines…
Ce sont ces composés qu’utilise la cuisine note à note.
Quels sont les composés utilisés pour faire de la cuisine note à note ?
La cuisine classique utilise des viandes, poissons, œufs, fruits, légumes, qui sont tous des assemblages de nombreux composés, alors que la cuisine note à note a pour ingrédients des composés purs.
Si l’on entend « de synthèse » pour « chimique », alors non : il n’y a pas de raison d’utiliser des composés de synthèse. Il suffit d’utiliser des composés provenant des aliments.
Il y a beaucoup de raisons, mais l’une est que la réponse est la même que celle à la question : pourquoi utiliser des synthétiseur pour faire de la musique plutôt que des violons ou des trompettes ? Et la réponse est alors : avec un synthétiseur, on peut faire des sons que l’on ne peut pas faire au violon ou à la flute. Plus exactement, un synthétiseur peut reproduire des sons de violons, flute, trompette, piano… et aussi faire des sons qu’aucun des instruments classiques ne peut faire.
De même, avec la cuisine note à note, on peut reproduire les goûts (lesconsistances, les couleurs, les saveurs, les odeurs, etc.) de la cuisine classique… mais on peut aussi faire des goût complètement nouveaux.
La cuisine note à note nourrit-elle ?
Elle nourrit en proportion de ce que l’on y met : si l’on met des protéines, des lipides, des glucides, etc., elle nourrit exactement comme une cuisine classique qui aurait des protéines, des lipides, des glucides, etc.
On a dans les plats note à note ce que l’on décide d’y mettre. Si l’on veut plus de calories, on peut mettre plus de calories. Mais si l’on veut moins de calories (ce qui est souvent ce que l’on cherche dans les pays industrialisés aujourd’hui), alors on peut décider d’y mettre moins de calories.
La cuisine note à note est une façon d’aider les personnes allergiques : on construit des plats note à note en décidant de ce que l’on y met, et, notamment, on peut donc éviter tous les composés auxquels certains sont allergiques. Par exemple, si l’on aime les crustacés mais que l’on est allergique à ces derniers, on construit des préparations note à note où l’on évite les composés allergènes.
On répète ici que les composés utilisés pour la cuisine note à note sont les mêmes que dans les aliments.
Mieux encore, on peut éviter d’utiliser, en cuisine note à note, des composés présents dans les aliments classiques… mais qui sont en réalité toxiques. Par exemple, dans les fumées des barbecues, il y a des benzopyrènes cancérogènes… mais, en cuisine note à note, on peut faire des goûts fumés sans ces composés. Par exemple, dans certaines herbes ou champignons couramment consommés, il y a des composés toxiques… mais en cuisine note à note, on les évitera évidemment… de sorte que l’on peut dire que la cuisine note à note devrait être moins dangereuse que la cuisine classique.
Comment les ingrédients de la cuisine note à note sont-ils produits ?
De même, les protéines végétales se produisent aujourd’hui à la tonne, souvent à partir de « légumineuses » : pois, lentilles… mais aussi à partir d’autres végétaux : soja, chanvre… On peut aussi les séparer du lait, et là encore, l’industrie laitière fractionne depuis des décennies.
Pour les glucides, sont le plus souvent des composés extraits du blé, du riz, du maïs.
Pour les lipides, les triglycérides sont les constituants des huiles.
Parce que, ainsi, ils ne s’abiment pas, se conservent bien mieux (pensons au sucre de table), et que l’on évite ainsi du gaspillage… comme on en voit après les marchés !
Mais aussi parce que le fractionnement permet de régulariser les cours et, donc, d’enrichir les agriculteurs.
Parce qu’ils sont en charge des paysages, de l’environnement… et de l’approvisionnement alimentaire des peuples !
Au contraire ! Car on n’utilise pas des procédés de séchage anciens, mais des procédés de filtration membranaire, et, d’autre part, au lieu de transporter des fruits et des légumes qui contiennent parfois jusqu’à 99 pour cent d’eau (dans les salades), on transporte des poudres sèches. Par exemple, un kilogramme de poudre de protéines d’oeuf correspond à dix fois plus de masse si l’on transportant l’oeuf normal.Et cela coûte-t-il cher de fractionner ?
Les équipements pour des agriculteurs coûtent moins de 5 000 euros, contre plus de 150 000 pour les tracteurs !
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Pourquoi le seraient-ils ? Ceux qui veulent faire du fromage à partir du lait peuvent le faire, et ceux qui veulent fractionner peuvent le faire… et obtenir de la valeur ajoutée.
Certainement pas ! Le fractionnement est comme une filtration bien faite. Les mêmes composés qui sont dans les aliments se retrouvent dans les fractions.
Pourquoi en perdrait-on ? Si l’on filtre et qu’on ne jette rien, on a seulement divisé une matière en deux matières différentes.
Par exemple, imaginons que l’on tamise du sable : la totalité des grains se retrouvera finalement soit sous le tamis, soit dans le tamis.
D’abord, la cuisine note à note est de la « vraie cuisine », mais je suppose que nos interlocuteurs veulent dire « cuisine classique ».
Ensuite, la cuisine note à note n’est pas moins bonne que la cuisine classique : mon meilleur repas, chez Pierre Gagnaire où je suis allé souvent, était le repas note à note qu’il avait fait pour le New York Times (c’est d’ailleurs le meilleur repas de ma vie).
Ensuite la comparaison n’est pas possible : si l’on compare une excellente cuisine classique à une mauvaise cuisine note à note, alors c’est évidemment la cuisine classique qui est meilleure, mais si l’on compare une excellente cuisine note à note à une mauvaise cuisine classique, alors c’est évidemment la cuisine note à note qui est la meilleure.
La cuisine note à note est-elle une sorte de sous cuisine pour quand le monde sera très peuplé ?
Les « enjeux » ? Je ne sais pas… mais je sais que, de même que Ferran Adria a attiré le monde entier dans son restaurant quand il a commencé à faire de la cuisine moléculaire, les premiers cuisiniers qui feront de la cuisine note à note attireront le monde gourmand tout entier… s’ils font bien. En effet, les journalistes sont à l’affut des nouveautés. Or aujourd’hui, la cuisine note à note est la seule nouveauté réelle en cuisine.
Elle l’est déjà. Des enseignants comme Yannick Eprinchard, à Tours, Bruno Cardinale à Paris, et d’autres à Villepinte, par exemple, enseignent déjà la cuisine note à note.
A l’étranger, la cuisine note à note est enseignée à Copenhague, Dublin, Genève, Porto, Barcelone, New York, Singapour. Bientôt des cours seront donnés aussi à Athènes, par exemple.
La population mondiale, qui va passer de 7 milliards aujourd’hui, à 10 milliards en 2050, devra être nourrie, sous peine d’une guerre mondiale. Et la vraie question sera celle des protéines, et du gaspillage. C’est la raison pour laquelle les académies d’agriculture et les ministères de l’agriculture du monde entier se préoccupent de ces questions. Et c’est la raison pour laquelle l’industrie commence à s’intéresser aux protéines végétales ou aux insectes (qui produisent des protéines à partir de déchets végétaux).
Mais une fois que les protéines sont produites, il faut les « cuisiner » : et c’est précisément ce que permet la cuisine note à note.
Certainement pas : c’est de la cuisine. La cuisine, en effet, c’est l’art de confectionner des aliments à partir d’ingrédients.
Parce que, quand j’ai inventé cette cuisine, j’ai voulu d’abord reconnaître qu’il n’y avait rien de chimique dans l’affaire. La cuisine, c’est d’abord une question « artistique » : il faut faire « bon », c’est-à-dire beau à manger (et à voir aussi, mais c’est secondaire). Il fallait trouver un nom artistique, et j’ai pensé à la musique, parce que la cuisine note à note est l’analogue culinaire de la musique de synthèse. Mais comme le mot « synthèse » risquait de faire inutilement peur, j’ai proposé « note à note », comme on joue les notes de musique en arpège. L’idée est un peu fausse, car on devrait dire « onde à onde », en référence aux ondes sonores. Mais un nom est un nom, toujours arbitraire.
Mais la cuisine note à note est-elle alors une cuisine de synthèse ?
La cuisine moléculaire, c’est la cuisine qui fait usage d’ustensiles nouveaux, venus des laboratoires de chimie : thermocirculateurs pour la cuisson basse température, siphons pour faire des mousses ou des émulsions, évaporateurs rotatifs, azote liquide pour des sorbets, divers gélifiants pour des perles à coeur liquide, des spaghettis gélifiés. Mais c’est donc surtout une question d’ustensiles.
Au contraire, la cuisine note à note est une question d’ingrédients, uniquement. On peut faire cette cuisine avec les casseroles habituelles.
Quasiment aucun. La gastronomie moléculaire est la discipline scientifique qui explore les phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires. Ce n’est pas de la cuisine, puisqu’on ne produit pas des aliments, mais des connaissances.