anguille fumée et brochet, bisque infusée à la mélisse, gel orange, une recette de Fabien Raux, 1741 à Strasbourg ©cookandshoot

L’histoire des poissons d’Alsace et leurs recettes

Daniel Zenner dresse la liste des poissons d’Alsace, soulignant leur évolution historique et les piquant de quelques belles recettes alsaciennes.

“Au 13ème siècle, pas moins de 1500 pêcheurs étaient recensés sur l’Ill. De 1530 à 1552, deux ordonnances réglementaient la pêche sur cette même rivière. Strasbourg et Colmar possédaient leur corporation. À Ensisheim, en 1590, un règlement n’accordait le droit de pêche que pendant trois jours, et à un seul individu par ménage. À la veille de la Révolution française, la corporation des pêcheurs de Strasbourg comptait 96 membres actifs.

Au 17ème siècle, Léonard Baldner compte 45 espèces de poissons en Alsace ! L’alose, l’esturgeon, le saumon, le saumoneau ou la lamproie fréquentaient alors abondamment le Grand Rhin après de longs mois passés en mer. Imaginez ! En 1588, 88000 nasses furent retirées des eaux de Strasbourg ! En 1807, on se plaint déjà de la dépopulation des rivières d’Alsace. Des règlements sévères sont formulés pour réglementer la pêche. En 1855, plusieurs centaines de milliers de saumons remontaient encore le Rhin. 250 000 pièces furent vendues au cours de cette année ! Mais le déclin de nos populations de poissons d’eau douce est amorcé. Inexorablement, les cours d’eau se dépeuplent. Début du 20ème siècle, le grand canal vit le jour. Les barrages des nouvelles usines hydro-électrique empêchèrent les poissons de descendre ou de remonter le fleuve. Le dernier saumon sauvage fut capturé dans le Rhin supérieur en 1956. En 1960, la situation de nos cours d’eau devint catastrophique. Le grand fleuve fut réduit à un état d’égout.

Amis gastronomes, je vous peins un tableau bien triste, mais il reste de l’espoir. Depuis 1986, les Suisses ont interdit les phosphates dans leurs lessives. Les usines de Bâle, après quelques catastrophes majeures restées dans nos mémoires, contrôlent leurs déversements dans le Rhin. Il paraît même qu’ils lavent l’eau ! Plus de plomb dans l’essence, moins de PCB, bref, les poissons reviennent timidement dans le grand fleuve, en état de réadaptation fonctionnelle. Les lamproies reviennent. L’alose, poisson migrateur, montre à nouveau son nez au début du printemps.

Quelques pêcheurs professionnels exercent encore leur métier sur le Rhin (plusieurs sur le côté allemand) Mais n’imaginez pas pouvoir vous approvisionner chez eux, car ils transforment presque tous l’essentiel de leur pêche. Quelques bonnes maisons réussissent cependant encore à avoir de beaux spécimens, mais il faut acheter le poisson quand il est pêché. L’anguille du Rhin sur commande, ça n’existe pas.

Knepfle/choucroute/huitre et anguille fumée ©Sandrine Kauffer-Binz

Pêches miraculeuses

Pendant ma scolarité, je fus un cancre assidu. J’ai redoublé la cinquième et la quatrième. J’ai passé quatre ans pour approfondir deux classes… Car je ne pensais qu’à aller construire des cabanes dans la forêt ou à ramasser des escargots, des pommes sauvages, des églantines et des pissenlits. Je passais la plupart de mon temps libre sur les bords du canal de Colmar. Certaines journées, avec quelques bons copains, nous emplissions nos bourriches de goujon, perche-soleil, gardon, tanche, barbeau et brème. Dans le canal du Rhône-au-Rhin, vers Artzenheim, nous levions de beaux brochets. Pourtant, en 1970 déjà, les vieux pêcheurs se plaignaient. Plus aucun poisson ne pouvait survivre dans l’Ill, devenue un égout à ciel ouvert. Ce cloaque était recouvert en totalité de plaques brunes qui se disloquaient au passage du barrage de Colmar, en dégageant de fortes odeurs putrides. En face, une immense bouche en béton déversait des flots de mousses diversement colorées. Cela dépendait des colorants employés dans l’usine textile implantée un peu en amont.

Qui peut se targuer aujourd’hui d’avoir dégusté il y a peu une friture de goujons ? un sandre du Rhin au beurre blanc? un brochet de l’Ill (de l’Ill) à la crème ? une poêlée de perche-soleil ? une grosse truite de la Thur ou de la Doller ? Certes, il reste quelques lacs et ruisseaux dans les Vosges qui abritent encore de l’omble-chevalier, du corégone blanc, de la lotte d’eau douce, du saumon de fontaine, mais ces quelques poissons de choix sont réservés aux rares pêcheurs aguerris.

L’Anguille «au vert» légèrement fumée et laquée aux agrumes Olivier Nasti ©Olivier Wymann

Le brochet

En 1744, Louis XIV se vit offrir par la ville de Strasbourg un brochet de 36 livres ! Pépère, mais redoutable carnassier, véritable requin d’eau douce, le brochet hantait les mille bras mort du Rhin, avant que ce dernier ne soit canalisé, dompté, bétonné, humilié. Ce grand fleuve n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même. Il a même perdu ses parfums de vase, d’algues, d’eau. Le chant des galets roulés sur la plage a disparu. La chair du brochet, au grain dense et serré, se prête au mieux pour réaliser des quenelles et des mousselines. Ses arêtes, en forme de « y », sont difficiles à extraire, ce qui fait qu’il est rarement présenté rôti. J’adore déguster chez Michel Zinck, « Au Cheval Blanc » à Niedersteinbach, ses « Quenelle de brochet comme chez Nandron », à ” La Maison des Têtes ” à Colmar, le sublime « Gâteau de brochet » d’Éric Girardin.
Quenelles de brochet aux queues d’écrevisses pattes rouges ©S. Kauffer-Binz

La carpe

Ce gros poisson placide et muet, essentiellement végétarien, fut probablement introduit en nos contrées par les Romains. Certaines, de plus de 50 livres, ont été pêchées au 17ème siècle dans le Rhin. Elles dépassaient souvent les 20 kilos. La corporation des pêcheurs de Strasbourg gardait pendant plusieurs mois, les plus beaux spécimens, dans des viviers installés dans l’Ill. Leur chair perdait alors son goût de vase et les carpes profitaient, engraissant à vue d’oeil.
Les nombreux étangs en plaine d’Alsace, surtout ceux du sundgau, sont réputés pour la qualité et la quantité de carpes produites. Ils occupent plus de 360 hectares. Ces placides poissons sont élevées au moins depuis le 7ème siècle.Sa chair grasse et nourrissante était fort appréciée en temps de carême. Dans son livre de cuisine, écrit en 1671, l’Abbé Buchinger en donne 36 recettes. Apprécié de la communauté juive d’Alsace, la fameuse recette de « carpe à la juive » reste toujours un monument de la cuisine d’Alsace. En 2005, je fus invité à la vidange d’un étang de 2 hectares, du côté d’Altkirch. Le propriétaire avait déversé quelques années auparavant 500 kilos d’alevins de carpe. Il s’attendait à récolter plusieurs dizaines de tonnes de carpes adultes. Des dizaines de pêcheurs, chaussés de cuissardes, enfoncés dans la vase, attendaient fébrilement de palper le butin frétillant. Ce jour là, la déception fut grande. Car moins d’une centaine de kilos de carpes furent extirpées. La faute aux cormorans, espèce invasive devenue trop nombreuse, sur les étangs comme sur le Rhin. Nommé aussi « corbeau de mer », il pourchasse ses proies sous l’eau, car il nage parfaitement bien. Quelques spécimens présentaient des cicatrices, dues aux coups de becs puissants de cet oiseau prédateur.

Le saumon

Ce fier et puissant poisson remontaient jadis le Rhin, pour aller se reproduire jusqu’au fin fond de ses affluents. Il bravait alors la masse d’eau indomptée, sans devoir emprunter les quelques trop rares passes à poisson installées à côté des centrales hydroélectriques. Celles-ci ont d’ailleurs un débit d’eau trop faible et les quelques bêtes qui les empruntent se blessent sur le béton râpeux (avant il y avait les doux galets polis par les caresses de l’eau…). Ce poisson à chair rouge foisonnait. En 1277, un énorme saumon fut capturé sur le Rhin, à Bâle. Les prises de bêtes de plus de 20 kilos n’étaient pas rares… En 1647, en un seul jour, 147 saumons furent mit en vente et en 1535 le marché de Guebwiller en vit 90 pièces.
Maki de saumon et glace de riz de Guillaume Scheer ©Aline Gerard/Good’Alsace
Il était même exporté salé, jusqu’à Amsterdam et à Paris, pour honorer la table des grands Rois. À ce propos, il existe une légende encore bien ancrée dans la tête des Alsaciens, celle qui veut « qu’un maitre ne pouvait donner à ses ouvriers plus de deux fois du saumon par semaine ». Le texte, il est vrai, existe. À cette époque, le saumon était abondant mais, par son prix élevé, il constituait une denrée de luxe. Souvent, après le marché, les poissons invendus étaient remis en vente le lendemain, et cela jusqu’à ce qu’ils trouvent preneurs. Imaginez l’aspect des saumons, conservés sans glace, après quatre jours en plein été ! Ce sont ces bêtes, en état de décomposition que les maîtres achetaient à bas prix pour nourrir les ouvriers. Il s’agissait donc de protéger les ouvriers. La loi a été promulguée dans un but sanitaire et salutaire car les empoisonnements alimentaires étaient trop fréquents.
Saumon - Matthieu Koenig ©Nis & For
Saumon – Matthieu Koenig ©Nis & For

Le sandre

Prince des estuaires, ce cousin de la perche est originaire d’Europe centrale. Il n’a été introduit dans les cours d’eau de France, via le bassin du Rhin, et par alevinage, qu’au début du 20ème siècle. Sa présence dans le Rhin fut signalé la première fois en 1923. Ce carnassier peut peser jusqu’à 15 kilos et mesurer 1.20 mètres. Il peut vivre plus de vingt ans. Il n’abonde plus dans nos grands cours d’eau. Il résiste juste à l’état relictuaire. Les grosses pièces deviennent rares. Souvent ce ne sont que de petits spécimens qui mordent à l’hameçon. Sa chair fine est appréciée avec des sauces au vin blanc et à la crème.
SANDRE CROUTE DE KOUGELHOPF Maison Kieny ©lukam
SANDRE CROUTE DE KOUGELHOPF Maison Kieny ©lukam

L’écrevisse “pattes rouges”

Elle a depuis longtemps désertée nos ruisseaux. Notre Astacus astacus a été anéantie par le cumul de la pollution des eaux, de la destruction de son habitat, de la surpêche et du réchauffement climatique. Le coup de grâce lui fut assené par la venue d’une congénère Est-Américaine (Orconectes limosus), qui lui a transmis une vilaine maladie. Notre brave écrevisse européenne n’avait aucun anticorps pour se défendre. L’écrevisse “pattes rouges” est aujourd’hui inscrite sur la liste des espèces en voie de disparition. Dans les années 70, j’allais chaque été en colonie de vacances, dans les Vosges, au dessus du Val d’Ajol. Je me souviens en avoir attrapé plus d’une, en soulevant des pierres dans de petits torrents à l’eau pure et fraîche.
L'écrevisse signée François Golla ©E. Wanner
L’écrevisse signée François Golla ©E. Wanner

L’anguille

Ce formidable poisson, adulé des japonais pour sa chair grasse, ferme mais fondante, est aujourd’hui en voie de disparition (toutes les espèces). Ses alevins, nommés civelles, ont été sur-pêchés. Pendant longtemps, on a cru que ces petits poissons translucides étaient une espèce à part entière. En fait, les civelles naissent dans la mer des Sargasses. En un an, ces minuscules larves (il en faut 2900 pour un kilo) parcourent les 6000 kilomètres qui les mèneront sur les côtes d’Europe. Elles remontent alors les fleuves, puis les rivières et enfin les petits cours d’eau dans lesquels leurs parents sont nés. En dix ans, elles deviennent adultes. Elles regagnent ensuite les profondeurs de la mer des caraïbes pour se reproduire. Elles meurent alors dans le silence des grands fonds.

Autrefois, certain spécimens atteignaient aisément 4 kilos. Celles vivant dans l’Andlau étaient réputées. On oublie les anguilles qui occupaient les dernières forêts alluviales d’Europe, quand le Rhin sauvage débordait, pour nourrir les près inondables, entretenir des marais qui abritaient une multitude de canards, de canepetières, d’outardes et d’oies sauvages. Dans son « Kochbuch » de 1671, l’abbé Buchinger en donne plusieurs recettes. Les anguilles n’étaient pas consommées par la communauté juive d’Alsace, car elles ne possèdent ni écailles, ni nageoires, contrairement à la carpe.

Rouelle d’anguille et plante du jardin ©Nouvelles Gastronomiques

Les truites

La truite « Fario » est l’espèce de truite sauvage de nos cours d’eau d’Alsace. De la famille des salmonidés (saumon), c’est un poisson migrateur. Fragile, elle ne tolère que les eaux pures et fraîches. Celles prises dans la Fecht et dans la Thur étaient estimées et recherchées. Les plus belles pièces se vendaient à bon prix. Le ruisseau du Niederwald, près de Colmar abritait de beaux spécimens. Le Lac Blanc et le Lac du Ballon fournissaient « les plus belles et les plus exquises, d’une grandeur prodigieuse », dixit Charles Gérard. Dans l’Ill, il n’était pas rare de pêcher des truites fario, d’un poids oscillant entre 12 et 14 livres. Aujourd’hui, sauf si vous êtes un pêcheur aguerri, vous n’aurez pas le bonheur de pouvoir en acheter des sauvages, trop rares. Les piscicultures d’Alsace vous en proposent de belles, bonnes et fraîches, portionnées à 300g. La truite « Arc-en-ciel », une autre espèce, a été importée d’Amérique il y a plus d’un siècle. Elle est robuste, facile à élever, ne migre pas et ne peut se reproduire dans nos cours d’eau. Sa chair est moins fine et plus sèche que la Fario. Les piscicultures proposent les oeufs salés, à l’instar d’un caviar.

Lire la recette de la truite du Heimbach marinée à l’aneth

La truite du Heimbach marinée à l’aneth

La truite « saumonée », n’est pas, comme on pourrait le supposer, le croisement entre une maman truite et un papa saumon. C’est une truite ” Arc-en-ciel” que l’on engraisse et qui prend une couleur saumon grâce à l’astaxanthine, un pigment naturel présent dans des algues et dans la nourriture des saumons sauvages, via le krill. Il est riche en caroténoïde. Un surdosage peut provoquer une couleur rose-orangée un peu trop vive… Vous ne trouverez donc pas de truites saumonées sauvages !

L’esturgeon

Autrefois, sa chair un peu filandreuse, ferme mais un peu élastique, était fort estimée. Les œufs à l’époque, étaient jetés. Le caviar n’avait pas encore été inventé ! Sans être abondant, des spécimens atteignaient quelquefois un poids de 200 kg ! Ils étaient les princes des estuaires !

Le silure

Jadis, il hantait déjà nos cours d’eau. Une chronique de 1569 mentionne le fait qu’un individu fut pêché dans l’Ill. Il fut placé dans un vivier où on le nourrit jusqu’en 1621 : il avait alors 5 pieds de long, soit à peu près un mètre cinquante. Il peut atteindre plus de trois mètres de long. Comme le poisson-chat, nettement plus petit, il appartient à la même famille des siluridacae. J’ai un jour goûté la chair d’un silure pêché dans le Rhin : j’en conserve un excellent souvenir !
pavé de silure rôti au beurre de genièvre, navet salé confit et zeste d’orange, et un kässknepfle à l’anguille fumée ©Sandrine Kauffer-Binz

Les grenouilles

Ces batraciens sont aujourd’hui protégés. Au fil du temps, leur habitat a diminué. 500 hectares disparaissent chaque année en Alsace au profit des routes, des lotissements, des zones industrielles et commerciales. Notre grenouille ne sait plus sur quelle cuisse danser. Pourtant, dans les anciens livres de cuisine, les recettes abondent, comme celles données par Marguerite Spoerlin en 1842 : grenouilles frites et grenouilles au jus de citron. Quelques recettes font partie du patrimoine immatériel culinaire d’Alsace, comme la « Mousseline de grenouille Paul Haeberlin », ou la « Royale de cresson aux cuisses de grenouilles d’Emile Jung ».
La mousseline de grenouilles “Paul Haeberlin” ©SandrineKauffer

Le hareng

Mais que fait donc ce poisson inféodé à l’eau salée, dans cette chronique sur les poissons d’eau douce ? C’est que ce poisson au ventre d’argent, fait partie intégrante de notre culture gastronomique alsacienne. Dès le Moyen-Âge, il figurait déjà au menu des alsaciens. Le Rhin, vecteur de transmission de culture et voie économique de partage, permettait aux vignerons d’Alsace d’acheminer jusqu’à Rotterdam des barriques de vin. Celles-ci, vides, étaient remplies de harengs salés. Ces tonneaux prenaient alors le chemin du retour. C’est pour cette raison que l’on peut encore voir devant l’étal d’une poissonnerie en Alsace, des tonneaux en bois remplis de harengs baignant dans une saumure. En 1459, à Strasbourg, l’Oeuvre Notre-Dame en a acheté en une seule journée plus de deux tonnes… Riche en protéines, il était surtout consommé par la classe populaire. Il a cependant sauvé de la famine nombre d’alsacien en temps de disette. Il existe encore aujourd’hui plusieurs fabriques renommées de transformation de hareng en Alsace. Le salé se nomme le « hering », le fumé, le « buckling », le filet saumuré roulé autour d’un morceau de cornichon, le « rollmops », et enfin le hareng « à l’alsacienne », est mariné au vinaigre et baigne dans de la crème fraîche. Les Alsaciens, au cours des derniers siècles, consommaient aussi de la morue. Elle parvenait en Alsace par les mêmes voies commerciales que le hareng. Elle semble ne pas avoir joui de la même réputation gastronomique que le hareng, bien que beaucoup de livres de cuisine alsacienne en donnent de nombreuses recettes.

Par Daniel Zenner