Pierre Gagnaire et Hervé This ©Pierre Paul Zeiher

Hervé This et Pierre Gagnaire en show “note à note”

 

Samedi 4 juillet 2015, Messieurs Hervé This et Pierre Gagnaire ont animé trois heures durant une “démonstration conférence” selon l’expression d’Hervé This, au lycée Alexandre Dumas d’Illkirch-Graffenstaden (67), invités par Mesdames Ginette Kirchmeyer, inspectrice représentant le recteur, Madame Muylaert, proviseure de l’établissement et Monsieur Leichtnam, chef des travaux.

L’occasion d’exposer devant un public fourni (professionnels du monde de la restauration et de l’éducation, anciens élèves, chimistes, médecins, journalistes….) et très intéressé, leurs dernières réflexions et collaborations sur le thème de la cuisine note à note, de la créativité et de l’art culinaire.

Hervé This, Pierre Gagnaire, Christiane Muylaert, Ginette Kirchmeyer, l’équipe pégagogique du lycée et Jérome Schilling et Julien Binz (chefs de cuisine) ©SandrineKauffer

Il n’est sans doute pas bien nécessaire d’esquisser les CV de ses conférenciers prestigieux. Mais c’est un réel plaisir que d’y sacrifier : Hervé This, physico-chimiste, dirige le Groupe INRA de Gastronomie moléculaire à AgroParisTech. Il est directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire (Académie des sciences), membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France, conseiller scientifique de la revue “Pour la Science”. Il est l’auteur de nombreux livres sur la gastronomie moléculaire, discipline dont il est le co-inventeur.

Pierre Gagnaire est une star de la cuisine. Il fait ses débuts à Saint-Etienne et s’installe à Paris. 3 étoiles au guide Michelin, il ouvre de nombreux restaurants réputés dans les villes du monde, parmi lesquelles : Tokyo, Séoul, Dubaï, Las Vegas, Londres, Courchevel…Il co-rédige de nombreux ouvrages avec Hervé This.

Une déambulation gourmande : Hervé This au micro, Pierre Gagnaire au fourneau

Les deux protagonistes offrent un show parfaitement rodé, dans la forme sinon sur le fond. Hervé This expose ses idées sur l’évolution de la cuisine tandis que Pierre Gagnaire réalise des plats, au gré de son inspiration, des ingrédients présents et des suggestions d’Hervé This ; “J’espère que ça va lui déclencher une envie”.

Il s’en suit un dialogue riche entre deux amis de longue date.

Note à note, le ton est donné

“Je n’ai rien à vendre, pas de notoriété à avoir, et Pierre encore moins”, tient à préciser Hervé This, d’emblée. “Mais la cuisine note à note est la cuisine de demain”. “Il y a des explorations à faire”, dit-il. “Y aura-il demain de la viande pour tout le monde ?”interroge-t-il. “Des protéines non allergènes sont en vente libre qui permettront de réaliser des steaks fermes ! Des protéines de pois (donc végétales) peuvent être sollicitées, en correspondance avec la mode végan”, précise-t-Il. “Un blanc d’œuf c’est 90% d’eau, le reste des protéines, donc en mélangeant 1 cuillère à soupe de protéines végétales et 9 cuillères à soupe d’eau, on obtient du blanc d’œuf ! “.

Vive l’art culinaire !

Hervé This combat l’idée qu’il y aurait d’un côté les intellectuels et de l’autre des manuels dans les métiers de la restauration. Opinion amendée par Pierre Gagnaire qui précise : “Il faut former des manuels qui réfléchissent”. La vraie question, c’est le bon ! ”

Il est donc question d’enseigner (dans les lycées hôteliers) l’art, la technique (gestuel) et l’organisation. En distinguant bien : “Technique, technologie et Science. Notions à mettre au même niveau, sans prédominance de l’une sur les autres notions”. La science cherche les mécanismes des phénomènes, ce qui permet de bien distinguer certains concepts.

Christiane Muylaert, Proviseur du lycée s’est engagée à créer un pôle alsacien des Sciences et cultures alimentaires ©Pierre Paul Zeiher

Gastronomie moléculaire, Cuisine moléculaire, Cuisine Note à Note

La gastronomie est la “connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’homme en tant qu’il se nourrit”, soit la définition donnée par Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût en 1825. La gastronomie moléculaire est donc la recherche d’explications des phénomènes physico-chimiques en cuisine.

En application de ces nouvelles connaissances, la cuisine moléculaire est une invitation à utiliser de nouveaux ustensiles (siphon), de nouveaux ingrédients (azote, alginates,..), de nouvelles méthodes (sphérification).

La cuisine Note à note consiste à “cuisiner” des composés “purs, plus exactement des fractions des ingrédients traditionnels. “La cuisine classique se réalise à base de viande, poissons, etc.…”

 

A l’opposé le Note à note convoque des protéines, de l’eau, du sucre ou plutôt du glucose (poudre), du fructose, l’éthanol, la pipérine, l’heptanone 2 (au goût de roquefort), des polyphénols (qui ne sont pas strictement des composés purs, puisque ce sont un mélange de plusieurs types de polyphénols), l’1-octène-3-ol (un composé fréquent chez les champignons), le benzaldéhyde, de l’extrait d’amande (“ce n’est pas de l’amande ! “).

Ce dernier ingrédient utilisé dans une recette par Pierre Gagnaire nous a permis d’apprécier les capacités gustatives de Julien Binz. Soumis à une dégustation à l’aveugle, le chef a retrouvé une saveur “d’enfance”, de colle (blanche) utilisée autrefois par les écoliers. Après vérification, la colle blanche était effectivement aromatisée à l’extrait d’amandes….

Dégustation des plats ©Pierre Paul Zeiher

Moment d’émotion lorsque Hervé This nous offre de humer des extraits d’un Obrion 85, un arôme que d’aucun préfèrent quand même dans son support habituel, à savoir le vin dans sa dive bouteille, et non “sacrifié” au projet note à note… “C’est de l’aromatisation, pas de la cuisine” tient à préciser Hervé This.

Ces produits peuvent être utilisés en complément de la cuisine classique, comme un nouvel épice ou condiment. C’est l’option prise par Pierre Gagnaire dans ces réalisations d’assiettes. Pour Pierre Gagnaire; “Il ne s’agit pas d’aligner du pur Note à note. De par son travail, Hervé This est dans sa radicalité, volontiers provocateur” ….Ce qui fait dire à Hervé This : “Ceux qui sont venus pour voir des plats Note à note doivent être déçus”.

Note à note et toxicologie, le mythe du naturel

Pierre Gagnaire et Hervé This – Un duo complice ©Pierre Paul Zeiher

“Vis-à-vis de la sécurité alimentaire il faut débattre”, affirme Hervé This. “Faire confiance aux scientifiques, car pour le néophyte, Le Note à note, c’est l’industrie !” Propos vivement démentis par les deux conférenciers.

Le produit “naturel” peut lui aussi être toxique. Pour exemple “la consommation (récente) des pommes de terre avec leur peau, alors que des alcaloïdes toxiques y sont contenus jusqu’à trois millimètres d’épaisseur !” s’exclame Hervé This. Produits résistants jusqu’à 280°C, bien au-delà des températures des friteuses. Même remarque pour l’engouement d’infusion de tomates grappes. La nécessité également de cuire certains produits tels les haricots blancs aux enzymes toxiques pour les désactiver. Attention donc au “naturel” et à la “tradition”. Pour exemple l’adjonction de plomb dans le vin chez les romains. Un goût sucré plus affirmé, certes, mais aussi une des explications de la chute de l’empire… Hervé This se délecte manifestement en signalant les dangers bien réels du barbecue (à cause du benzopyrène).

Raconter une histoire…
De l’importance des tailles, des découpes… “qui racontent une histoire différente”, nous rapporte Pierre Gagnaire. Autant d’avis corroborés par des photos montrant des lamelles d’oignons observés à l’IRM. Soit l’observation des canaux par lesquels monte la sève, en partie centrale de l’aliment. Est démontré également qu’ “avec un mauvais couteau on a changé la composition du tissu”. Il s’en suit des conséquences en bouche en général et au niveau de la dentition en particulier. La taille critique de perception est de 15 microns ! De l’intérêt de lamelles fines surtout si leurs surfaces sont tapissées d’un goût intense ! Sans oublier l’importance de la cinétique de la nourriture dans la cavité buccale ! Et Pierre Gagnaire de pointer l’intérêt des “feuilles de l’abbé Nolley”, soit une feuille “artificielle” de légumes (“collée” à la methylcellulose B), “qui enveloppe, conserve la température, livre l’intégralité des saveurs de la préparation”.

Une cuisine note à note ©Pierre Paul Zeiher

Sans regret du fourneau à charbon, Pierre Gagnaire n’est pas convaincu à 100 % par l’induction”. Pour lui il y a “l’envie de partager, trouver des solutions, tordre le cou aux idées reçues”. Il apprécie une démarche qui impose de se poser, à réfléchir, à réclamer des informations. Il aime “mettre ses compétences au profit d’un projet qui le dépasse”. Il veut “démontrer que ces matières ont un avenir”. “Mon enjeu, c’est l’intérêt culinaire. Cette cuisine est un jeu, le cuisinier est plus malin, moins contraint, moins fatigué qu’autrefois. Il doit donner de l’impulsion aux autres… tout comme Freddy Girardet et Alain Chapel; des marchepieds qui ont su casser les codes”.

Hommage appuyé à Ferran Adria, quand bien même “il n’utilise pas les alginates, l’azote…”.

 

Hervé This ©Pierre Paul Zeiher
Néanmoins, Pierre Gagnaire avoue que “le rapport à la nourriture est difficile. Il y a saturation. Difficile de se faire une vraie opinion de ce que l’on fait.
Hervé This revient sur les polyphénols. “Le terroir est dedans, car selon l’année, la pluviosité, on n’a pas le même profil de polyphénols. Soit ce que l’on obtient lorsque l’on fait réduire du vin au miroir ; sans les sels minéraux”.
“C’est un produit qui ne me fait pas peur, qui n’est pas utilisé au quotidien dans mon restaurant, dont l’utilisation n’est pas instinctive” poursuit Pierre Gagnaire. Pour Julien Binz, c’est tout simplement “bluffant”.En les utilisant à bon escient, on obtient une sauce telle qu’on la souhaitait sans perdre de temps et sans perdre toutes les substances savoriques à cause de l’évaporation”, précise Hervé This. “Et ça ne remplace pas une sauce au vin ! Ca donne une Sauce Wöhler (chimiste allemand) ! Le vin c’est le vin ; les polyphénols sont des polyphénols. Il ne s’agit pas d’ersatz, on ne fait pas de la sous cuisine, c’est autre chose”, s’emporte Hervé This.

Vous reprendriez bien un peu de Berzélius ?

Au cours de ces préparations, Pierre Gagnaire réalise une base particulière : il s’agit du Berzélius, du nom du savant suédois Jön Jacob Berzélius. Le raisonnement se base sur la crème anglaise dont on discute la proportion “traditionnelle, donc légitime ?” du nombre de jaunes d’œufs. Si l’on raisonne, ce sont les protéines du jaune d’œuf (environ 15%) qui donnent la consistance par l’effet de la coagulation des protéines. Après calcul, les deux conférenciers nous invitent à mettre en œuvre les protéines végétales qui seront “cuites” dans un thermo-mix. On obtient l’onctuosité d’une crème anglaise (sans l’inconvénient d’un gros apport de matières grasses), mais ….ce n’est pas une crème anglaise ! Les plats circulent dans la salle immortalisés par les appareils photos et autres caméras.

Avec le Note à Note, le cuisinier fait ses gammes…

Julien Binz et Pierre Gagnaire
Hervé This recommande aux enseignants et aux professionnels de la cuisine de se poser la question du bon. De faire l’inventaire des produits traditionnels ainsi que ceux évoqués durant le colloque. Par souci d’efficacité, de consulter et s’imprégner des “14 commandements”, parmi lesquels le 1 : Le sel se dissout dans l’eau ; le 2 : Le sel ne se dissout pas dans l’huile ; etc. …Le 7 ème commandement a été mis en œuvre par Pierre GAGNAIRE : “Certaines protéines (dans les œufs, la viande, le poisson) coagulent”. Ce commandement s’est traduit par une cuisson particulière des jaunes d’œufs. En effet, cuits à 67 et 68 °C, ils ont été utilisés comme “condiment”.

L’importance des mots :

Emulsions et mousses :
Les mousses, ce sont des bulles d’air. Dans le cas d’une sauce mayonnaise, l’émulsion signifie que cette sauce est constituée d’une myriade de gouttelettes dispersées dans la phase aqueuse, dans l’eau apportée par le jaune d’œuf et par le vinaigre.
Le mot ” émulsion” fut introduit en 1560 par Ambroise Paré, chirurgien de plusieurs rois de France, et le mot vient de emulgere, qui en latin signifie traire. De fait, on trait les vaches pour obtenir du lait, lequel est une émulsion, composé de gouttelettes de matières grasses dispersées dans l’eau : le lait effectivement est un cousin physico-chimique de la sauce mayonnaise. Ou, plus exactement, la sauce mayonnaise et une cousine artificielle (ce qui signifie : un produit de l’art) du lait.
Les confusions sont scandaleuses notamment pour les jeunesUne expérience menée les yeux fermés. Hervé This nous invite à prononcer plusieurs fois le mot : citron. Et de nous demander d’imaginer le couper, puis lécher la lame du couteau…A la fin de l’expérience, tous les acteurs en avaient “l’eau à la bouche”. C’est-à-dire que la salive avait été secrétée, avec comme fonction, de ” tamponner” l’acidité du citron. De l’influence donc de la rédaction des cartes au restaurant, des mots prononcés pour parler mets et vins aux clients. “Le mot, guide le comportement”. “Nous sommes des êtres de parole, au commencement il y avait le verbe (référence biblique).

 

Aristote et Platon
Un participant, “qui ne s’attendait pas à rencontrer Platon et Aristote” de son propre aveu, a beaucoup insisté sur l’intérêt d’une telle démarche de la part des deux conférenciers. Se préparer à l’avenir est essentiel. Soit l’évocation d’un équilibre entre l’instinct, l’intuition et d’autre part le questionnement. Entre l’empirisme, l’histoire, le respect des traditions, mais aussi la créativité et la vision de l’avenir.

“I have a dream”, version Hervé This

Pierre Paul Zeiher, Hervé This, Pierre Gagnaire et Jean-Michel Truchelut ©SandrineKauffer

Pour Hervé This, le fruit est mur et d’appeler de ses vœux (j’ai ce rêve, a-t-il répété) la création d’un pôle alsacien des Sciences et cultures alimentaires. . Avec le soutien de l’académie des sciences. Il en est persuadé, “Il faudra changer l’alimentation, ca sera par les cuisiniers, c’est toujours comme ça que ça s’est fait ! ” La demi-journée se termine avec les remerciements de Mesdames Kirchmeyer et Muylaert.

Par Jean Michel Truchelut.
Professeur au lycée Alexandre Dumas.

Crédit photos et vidéo Pierre Paul Zeiher
Professeur au lycée Alexandre Dumas

Bibliographie d’Hervé This
La cuisine note à note en 12 questions souriantes. Belin. 2012
Mon histoire de cuisine. Belin. 2014

 

Video Conférence Hervé This et Pierre Gagnaire “la cuisine note à note” (CIFHOR)

Hervé This et Pierre Gagnaire en show “note à note”