L'équipe du restaurant Au Pont Corbeau à Strasbourg ©S. Kauffer-Binz

Au pont corbeau, une winstub moderne à Strasbourg

Au pont corbeau bat l’âme des winstubs. Dans ce charmant restaurant sorti de terre dans les années 80, les propriétaires Christophe et Martine Andt ont à coeur de combler leurs clients avec une cuisine généreuse, locale, et conviviale. Pour cela, rien de telle qu’une plongée dans l’univers chargé d’histoire des Winstubs, avec une touche de modernité.

Une transmission réussie

À défaut d’exciper d’une histoire ancienne, le Pont Corbeau est d’ores et déjà assuré de poursuivre la sienne, sous la même égide familiale, qui a procédé à sa création. Christophe et Martine Andt sont certes toujours actifs dans l’entreprise mais ils ont pris soin tôt, de préparer leur succession, assurée à présent par leur fille Coralie, toute acquise aux valeurs parentales. Après un BTS au lycée Alexandre Dumas, la souriante jeune femme a effectué plusieurs saisons en Allemagne, avant de s’envoler pour l’île de Crète et l’hôtel Péninsula, où elle collabore avec Jacques Le Divellec, consultant pour ce palace. De retour au pays, elle passe à Gundershoffen, au Cygne, de François et Annie Paul, et achève son compagnonnage de manière insolite à la boulangerie de Thierry Schwartz à Obernai, où elle officie en production. De retour dans le giron familial, elle se glisse aisément dans l’ambiance professionnelle, qui a rythmé son enfance et son adolescence, prenant des responsabilités accrues, au fur et à mesure que ses parents discernent l’étendue de son potentiel. C’est elle qui procède à la rénovation fondamentale de la cuisine et à l’agencement du bar, le centre névralgique de la winstub. Elle conçoit aussi le nouveau logo représentant un fier corbeau, reproduit entre-autre sur les verres à vin, dont le plumage étincelle quand le contenant se remplit de la couleur mordorée d’un grand cru d’Alsace.

Au service Coralie circule entre les tables avec aisance et célérité, conseille les vins aussi bien que son père, provoque la conversation quand un silence s’installe à une table et se pare peu à peu des habits disponibles d’une nouvelle « grande dame des winstubs ». Christophe et Martine Andt ont bâti leur winstub avec leur ressenti d’un concept éprouvé. Ils l’ont abondé, sans jamais en dévier de quelques convictions personnelles, telles que la personnalisation, la préférence régionale chaque fois que possible, la nourriture et le vin en partage, pour accéder le temps d’un repas à un petit, voire un grand bonheur.

La salle du restaurant “Au Pont Corbeau” à Strasbourg ©S. Kauffer-Binz

La winstub : un nom chargé d’histoire

Rome a ses trattorias, Athènes ses cafés bleus, Amsterdam ses cafés bruns, Londres ses pubs, Lyon ses bouchons et Strasbourg ses winstubs. Elles sont nées dans la capitale européenne, plus précisément dans la Grande-Ile, au lendemain de l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne, après la défaite de 1870. Puis elles ont essaimé un peu partout entre Rhin et Vosges et même bien au-delà de la « ligne bleue » chère à Maurice Barrès, grâce au dynamisme nostalgique de la diaspora alsacienne. Avec un siècle et demi de succès renouvelé au fil des générations successives, les winstubs ont bien résisté à l’évolution des tendances alimentaires et aux nouveaux concepts de restauration. Même si leur pérennité est toujours assurée, elle s’est toutefois accompagnée d’une adaptation nécessaire à des critères de consommation fluctuants, de sorte qu’elles illustrent à bon escient la fameuse formule du pâtissier colmarien Jean- Paul Sitter – reprise en chœur par tout l’artisanat alsacien – : « être par la tradition, devenir par l’innovation ». C’est un peu ce qui anime Christophe, Martine et Coralie Andt, les dirigeants du Pont Corbeau qui perpétuent depuis 41 ans un style winstub à tout égard authentique.

Une nouvelle winstub au coeur de Strasbourg

À l’orée des années 80, après avoir exercé son talent de maître d’hôtel dans plusieurs restaurants de la région, Christophe Andt, à l’approche de la trentaine, envisage de s’établir à son compte dans le centre de Strasbourg, afin de reprendre ou créer une winstub. L’occasion se présente quai Saint Nicolas, tout à côté du Musée Alsacien, où il jette son dévolu sur le Beau Rivage, un restaurant traditionnel fermé depuis dix-huit mois. Hormis la licence IV, rien ne subsiste des éléments incorporels du fonds de commerce et ceux réputés corporels, sont en piteux état avec en perspective des investissements conséquents. Il s’y attèle après avoir obtenu un concours bancaire et choisit pour enseigne « Au Pont Corbeau » se référant au pont éponyme au-dessus d’un bras de l’Ill, d’où l’on précipitait au Moyen Âge les condamnés à mort, ayant commis des crimes odieux, tels que parricides et infanticides. Quant à l’oiseau noir retenu pour emblème, ce n’est pas l’aigle chanté par la dame brune Barbara, mais le modeste corbeau de renommée moins royale qui, sous la houlette de Christophe, gagnera vite une réputation de fin bec.

La devanture du restaurant “Au pont Corbeau” ©S. Kauffer-Binz

Dans les années 80, l’offre des winstubs à Strasbourg était principalement portée par un quatuor de choc bien identifié des « steckelburger » locaux à savoir, le Burgerstewel d’Yvonne Haller, le Coin des Pucelles d’Yvonne Schaeffer, le Saint Sépulcre des Lauck Père et fils et le Clou de Théo et Christine Jenny. Dans leur sillage prospérait aussi un certain nombre d’autres « kacheles », certes estimables mais moins favorisés par l’intérêt médiatique. Ces établissements, tous dirigés par des patronnes et patrons aux caractères bien trempés,avaient en commun des cartes de mets réduite d’où ressortait une spécialité phare plébiscitée par une clientèle d’habitués. Chez Yvonne « la grande » (c’est ainsi qu’on la distinguait de sa consœur des Pucelles), on savourait les escargots, au Saint Sépulcre le jambon en croûte était incontournable, comme les rognons de veau émincés à la crème du Munsterstebel, sans oublier le Strissel, où on se régalait à grands renforts de plaisanteries grivoises avec la saucisse dite « mannerstolz » (la fierté de l’homme). Côté vins, la gamme de cépages alsaciens privilégiait pour une grande part les nectars méridionaux du Haut-Rhin, ceux septentrionaux du Bas-Rhin étaient encore taxés de « kaneles », canal en bon français, dénomination ô combien péjorative, désignant les prétendues piquettes véhiculées jadis jusqu’à Strasbourg, par le canal de la Bruche.

Christophe Andt, propriétaire de “Au Pont Corbeau” nous présente sa cave à vins ©S. Kauffer-Binz

C’est dans ce contexte que Christophe ouvre son Pont Corbeau, avec en tête trois idées pour se distinguer de ses confrères, pour faire sa place au soleil des winstubs. La première consiste à élaborer une carte plus étoffée mais toute consacrée au répertoire régional. La deuxième, proposer exclusivement des mets « faits maison », en provenance à chaque fois que possible de producteurs locaux et dans le respect des saisons. La troisième, rechercher des vignerons indépendants autour de Strasbourg et un peu plus loin, certes peu connus mais vinifiant des vins de qualité, dont le seul défaut était un déficit de prescripteurs. Cette démarche inédite valut à son initiateur l’ironie de ses confrères, le qualifiant de « kaneles wirt », un sobriquet dont il s’accommoda d’autant mieux que les retours de ses clients étaient on ne peut plus élogieux. Sur sa carte des vins, largement ouverte aux pichets, Christophe ne s’est pas contenté de mentionner uniquement le cépage, mais aussi le millésime, le nom et la localisation du viticulteur. Ainsi, il mit en lumière Pfister à Dahlenheim, Schmitt à Bergbieten, Fend à Marlenheim, Brand à Ergersheim, Lissner à Wolxheim et beaucoup d’autres au fil des années, bien avant que cet aéropage aujourd’hui reconnu se fédère dans cette belle Couronne d’Or, proclamée « Vignoble de Strasbourg ».

Un cadre original

Bien qu’il n’ait qu’une courte histoire, le Pont Corbeau réunit tous les critères du concept winstub originel, à commencer par la sobriété de sa façade dont les vitrines occultées de deux remparts en verre culs de bouteille sertis de plomb, préservent l’intimité intra-muros. Sur le frontispice de l’établissement la raison sociale indique curieusement « restaurant » alors que son propriétaire s’est tant astreint à créer une winstub. L’explication est plaisante et Christophe la délivre volontiers ! « À la fin des travaux j’étais financièrement un peu court et racler les tiroirs était à l’ordre du jour, alors j’ai conservé sur la façade la mention restaurant pour faire l’économie des sept lettres peintes de winstub. Au retour, à meilleure fortune, je n’ai rien changé, pour me rappeler que rien n’a été facile. » Une fois dans la place, l’impression est saisissante, tout est conforme. La « stub » étroite est basse sous le plafond à caissons d’Edgard Mahler. Aux murs, des panneaux de bois signés Waydelich. Tout au bout à gauche du bar, un grand dessin de Tomi Ungerer représentant une scène de vendanges, orchestrée par de coquines créatures juste vêtues de grappes de raisin et se mouvant lascivement au rythme d’une flûte de pan brandie par un satyre cornu et concupiscent. Comme il sied, les tables sont suffisamment serrées pour que les conversations s’engagent de l’une à l’autre et les vitres en plexiglas qui les séparent pour satisfaire au protocole sanitaire anti-covid, ne parviennent pas à dissuader l’échange de joyeux babils générant un brouhaha prohibant les velléités de communications téléphoniques. Enfin, le coeur ajouré dans le dossier des chaises et le séant d’une confortable rugosité, pourraient provenir du Musée Alsacien voisin.

Une table au restaurant “Au Pont Corbeau” ©S. Kauffer-Binz

Des mets, des vins et une ambiance chaleureuse

Le décor ainsi planté, il convient à présent de s’intéresser à l’offre de mets, qui varie pour certains selon que le « winstuber » en puissance ait opté pour un déjeuner ou un dîner. La formule diurne suggère au choix, quatre entrées et quatre plats, sobrement tarifés à 15.50 euros. Les desserts, y compris les glaces et sorbets sont tous « maison » – une rareté dans ce type d’établissement et sont proposés uniformément à 6,20 euros. La formule nocturne tient du même principe, mais avec des mets différents et les prix oscillent entre 9 et 12 euros pour les entrées, 19 à 21 euros pour les suites et de 6.20 à 7.20 euros pour les desserts. Ces suggestions changent chaque jour. À titre d’exemples, les harengs matjes, pommes à l’huile, les fritots d’oreilles de cochon, sauce gribiche, la choucroute nouvelle garnie, le croustillant de tripes de veau etc. À la carte proposée midi et soir, on retrouve tous les grands classiques de la maison, des apprêts roboratifs servis sans parcimonie, le répertoire gourmand alsacien n’ayant pas tendance à la modération. Citons le presskopf à l’ancienne (un régal ! ) et sa salade de choucroute ; la salade mixte, cervelas et gruyère coupés au couteau, les « grumbeerekichle » avec « bibeleskäs » et salade verte, la tête de veau vinaigrette et pommes vapeur, le jambonneau grillé sur choucroute etc. En saison s’ajoutent les spécialités de gibier en provenance de la chasse de Christophe, qui s’applique à réduire la prolifération de sangliers vilipendée par ses amis agriculteurs. La carte est élaborée en famille avec le chef Nicolas Joly, à base de produits, provenant chaque fois que possible, de producteurs locaux.

La choucroute du Pont du Corbeau ©S. Kauffer-Binz

Originellement, les winstubs avaient plus vocation à proposer des vins que des mets, ceux-ci se limitant alors à un rôle d’éperon à la consommation. De nos jours, c’est généralement l’inverse qu’on observe, sauf au Pont Corbeau, aux antipodes de cette tendance, et de mémoire l’auteur de cet article n’a pas souvenance d’une carte de winstub, proposant autant de références. Rien que pour l’Alsace sont proposés treize sylvaners, dix pinots blancs, vingt-six rieslings, dix-sept pinots noirs, quatre muscats, six crémants, cinq gewurztraminers et neuf pinots gris, excusez du peu ! Christophe bat le vignoble régional depuis quatre décennies, sans être gagné par la lassitude, au contraire il conserve le même enthousiasme en découvrant les productions de tous ces jeunes viticulteurs « qui font un travail formidable, bousculent les idées reçues et proposent des vins originaux, qui surprennent et ravissent les palais ». Amateur de vins natures, il a été pionnier dans leur commercialisation, « les filtrer, c’est les déshabiller » dit-il ! Modeste, il réfute la qualité de sommelier, se considérant plutôt « comme un amateur éclairé, amoureux des vins et souhaitant les transmettre à mes clients avec des mots simples et justes ». 80% des vins vendus ici sont estampillés Alsace, mais l’offre en provenance des autres vignobles hexagonaux est tout autant fournie et la lecture de la carte des vins fourmille de pépites du Bordelais, de la Vallée du Rhône, du Grand Sud, de la Champagne, du Pays de Loire, du Sud-Ouest et même du Jura. Tous ces flacons reposent et vieillissent dans une cave dédiée, soigneusement dissimulée dans un lieu secret, à l’abri de convoitises malveillantes, et si quelques initiés ont été admis dans ce sanctuaire, ils n’ont rien relaté d’autre, qu’un émerveillement bacchique.

 

Jarret de porc du Pont Corbeau ©S. Kauffer-Binz

Sa réputation, le Pont Corbeau l’a forgée au fil des ans. Un voisin de table confie à un autre qu’il est la troisième génération à se sustenter en ce lieu et il initie déjà sa progéniture à lui emboîter le pas. Ici toutes les classes sociales se croisent et se mêlent et tout un chacun est traité avec les mêmes égards. Même le mangeur solitaire et un tantinet misanthrope, est vite happé par l’ambiance et se confond avec les autres dans cette atmosphère de kermesse à la Brueghel rehaussée d’un clair-obscur à la Rembrandt.

Pas étonnant alors, que de nombreux chefs, étoilés ou non, aiment à s’attabler dans cet antre où bat encore si fort l’âme des winstubs, que chantait le plus talentueux des bardes alsaciens, le regretté Germain Muller (voir les témoignages en encadré). Le Pont Corbeau a régulièrement les honneurs des médias, pourtant ses amphitryons ne sont pas férus de communication, mais quand l’occasion se présente, ils s’y plient, et se livrent tels qu’ils sont, sans ostentation, oubliant même de signaler une distinction -ce fut le cas pour cet article- sous la forme d’un Bib Gourmand au guide Michelin, seule winstub ainsi auréolée à Strasbourg…

Il est heureux que sur son Pont, le Corbeau puisse croasser encore longtemps.

Maurice Roeckel

www.aupontcorbeau.fr

Tarte aux quetches ©S. Kauffer-Binz