“Au 13ème siècle, pas moins de 1500 pêcheurs étaient recensés sur l’Ill. De 1530 à 1552, deux ordonnances réglementaient la pêche sur cette même rivière. Strasbourg et Colmar possédaient leur corporation. À Ensisheim, en 1590, un règlement n’accordait le droit de pêche que pendant trois jours, et à un seul individu par ménage. À la veille de la Révolution française, la corporation des pêcheurs de Strasbourg comptait 96 membres actifs.
Amis gastronomes, je vous peins un tableau bien triste, mais il reste de l’espoir. Depuis 1986, les Suisses ont interdit les phosphates dans leurs lessives. Les usines de Bâle, après quelques catastrophes majeures restées dans nos mémoires, contrôlent leurs déversements dans le Rhin. Il paraît même qu’ils lavent l’eau ! Plus de plomb dans l’essence, moins de PCB, bref, les poissons reviennent timidement dans le grand fleuve, en état de réadaptation fonctionnelle. Les lamproies reviennent. L’alose, poisson migrateur, montre à nouveau son nez au début du printemps.
Quelques pêcheurs professionnels exercent encore leur métier sur le Rhin (plusieurs sur le côté allemand) Mais n’imaginez pas pouvoir vous approvisionner chez eux, car ils transforment presque tous l’essentiel de leur pêche. Quelques bonnes maisons réussissent cependant encore à avoir de beaux spécimens, mais il faut acheter le poisson quand il est pêché. L’anguille du Rhin sur commande, ça n’existe pas.
Pêches miraculeuses
Pendant ma scolarité, je fus un cancre assidu. J’ai redoublé la cinquième et la quatrième. J’ai passé quatre ans pour approfondir deux classes… Car je ne pensais qu’à aller construire des cabanes dans la forêt ou à ramasser des escargots, des pommes sauvages, des églantines et des pissenlits. Je passais la plupart de mon temps libre sur les bords du canal de Colmar. Certaines journées, avec quelques bons copains, nous emplissions nos bourriches de goujon, perche-soleil, gardon, tanche, barbeau et brème. Dans le canal du Rhône-au-Rhin, vers Artzenheim, nous levions de beaux brochets. Pourtant, en 1970 déjà, les vieux pêcheurs se plaignaient. Plus aucun poisson ne pouvait survivre dans l’Ill, devenue un égout à ciel ouvert. Ce cloaque était recouvert en totalité de plaques brunes qui se disloquaient au passage du barrage de Colmar, en dégageant de fortes odeurs putrides. En face, une immense bouche en béton déversait des flots de mousses diversement colorées. Cela dépendait des colorants employés dans l’usine textile implantée un peu en amont.
Qui peut se targuer aujourd’hui d’avoir dégusté il y a peu une friture de goujons ? un sandre du Rhin au beurre blanc? un brochet de l’Ill (de l’Ill) à la crème ? une poêlée de perche-soleil ? une grosse truite de la Thur ou de la Doller ? Certes, il reste quelques lacs et ruisseaux dans les Vosges qui abritent encore de l’omble-chevalier, du corégone blanc, de la lotte d’eau douce, du saumon de fontaine, mais ces quelques poissons de choix sont réservés aux rares pêcheurs aguerris.
Le brochet
La carpe
Les nombreux étangs en plaine d’Alsace, surtout ceux du sundgau, sont réputés pour la qualité et la quantité de carpes produites. Ils occupent plus de 360 hectares. Ces placides poissons sont élevées au moins depuis le 7ème siècle.Sa chair grasse et nourrissante était fort appréciée en temps de carême. Dans son livre de cuisine, écrit en 1671, l’Abbé Buchinger en donne 36 recettes. Apprécié de la communauté juive d’Alsace, la fameuse recette de « carpe à la juive » reste toujours un monument de la cuisine d’Alsace. En 2005, je fus invité à la vidange d’un étang de 2 hectares, du côté d’Altkirch. Le propriétaire avait déversé quelques années auparavant 500 kilos d’alevins de carpe. Il s’attendait à récolter plusieurs dizaines de tonnes de carpes adultes. Des dizaines de pêcheurs, chaussés de cuissardes, enfoncés dans la vase, attendaient fébrilement de palper le butin frétillant. Ce jour là, la déception fut grande. Car moins d’une centaine de kilos de carpes furent extirpées. La faute aux cormorans, espèce invasive devenue trop nombreuse, sur les étangs comme sur le Rhin. Nommé aussi « corbeau de mer », il pourchasse ses proies sous l’eau, car il nage parfaitement bien. Quelques spécimens présentaient des cicatrices, dues aux coups de becs puissants de cet oiseau prédateur.
Le saumon
Le sandre
L’écrevisse “pattes rouges”
L’anguille
Ce formidable poisson, adulé des japonais pour sa chair grasse, ferme mais fondante, est aujourd’hui en voie de disparition (toutes les espèces). Ses alevins, nommés civelles, ont été sur-pêchés. Pendant longtemps, on a cru que ces petits poissons translucides étaient une espèce à part entière. En fait, les civelles naissent dans la mer des Sargasses. En un an, ces minuscules larves (il en faut 2900 pour un kilo) parcourent les 6000 kilomètres qui les mèneront sur les côtes d’Europe. Elles remontent alors les fleuves, puis les rivières et enfin les petits cours d’eau dans lesquels leurs parents sont nés. En dix ans, elles deviennent adultes. Elles regagnent ensuite les profondeurs de la mer des caraïbes pour se reproduire. Elles meurent alors dans le silence des grands fonds.
Autrefois, certain spécimens atteignaient aisément 4 kilos. Celles vivant dans l’Andlau étaient réputées. On oublie les anguilles qui occupaient les dernières forêts alluviales d’Europe, quand le Rhin sauvage débordait, pour nourrir les près inondables, entretenir des marais qui abritaient une multitude de canards, de canepetières, d’outardes et d’oies sauvages. Dans son « Kochbuch » de 1671, l’abbé Buchinger en donne plusieurs recettes. Les anguilles n’étaient pas consommées par la communauté juive d’Alsace, car elles ne possèdent ni écailles, ni nageoires, contrairement à la carpe.
Les truites
La truite « Fario » est l’espèce de truite sauvage de nos cours d’eau d’Alsace. De la famille des salmonidés (saumon), c’est un poisson migrateur. Fragile, elle ne tolère que les eaux pures et fraîches. Celles prises dans la Fecht et dans la Thur étaient estimées et recherchées. Les plus belles pièces se vendaient à bon prix. Le ruisseau du Niederwald, près de Colmar abritait de beaux spécimens. Le Lac Blanc et le Lac du Ballon fournissaient « les plus belles et les plus exquises, d’une grandeur prodigieuse », dixit Charles Gérard. Dans l’Ill, il n’était pas rare de pêcher des truites fario, d’un poids oscillant entre 12 et 14 livres. Aujourd’hui, sauf si vous êtes un pêcheur aguerri, vous n’aurez pas le bonheur de pouvoir en acheter des sauvages, trop rares. Les piscicultures d’Alsace vous en proposent de belles, bonnes et fraîches, portionnées à 300g. La truite « Arc-en-ciel », une autre espèce, a été importée d’Amérique il y a plus d’un siècle. Elle est robuste, facile à élever, ne migre pas et ne peut se reproduire dans nos cours d’eau. Sa chair est moins fine et plus sèche que la Fario. Les piscicultures proposent les oeufs salés, à l’instar d’un caviar.
La truite « saumonée », n’est pas, comme on pourrait le supposer, le croisement entre une maman truite et un papa saumon. C’est une truite ” Arc-en-ciel” que l’on engraisse et qui prend une couleur saumon grâce à l’astaxanthine, un pigment naturel présent dans des algues et dans la nourriture des saumons sauvages, via le krill. Il est riche en caroténoïde. Un surdosage peut provoquer une couleur rose-orangée un peu trop vive… Vous ne trouverez donc pas de truites saumonées sauvages !
L’esturgeon
Le silure
Les grenouilles
Le hareng
Mais que fait donc ce poisson inféodé à l’eau salée, dans cette chronique sur les poissons d’eau douce ? C’est que ce poisson au ventre d’argent, fait partie intégrante de notre culture gastronomique alsacienne. Dès le Moyen-Âge, il figurait déjà au menu des alsaciens. Le Rhin, vecteur de transmission de culture et voie économique de partage, permettait aux vignerons d’Alsace d’acheminer jusqu’à Rotterdam des barriques de vin. Celles-ci, vides, étaient remplies de harengs salés. Ces tonneaux prenaient alors le chemin du retour. C’est pour cette raison que l’on peut encore voir devant l’étal d’une poissonnerie en Alsace, des tonneaux en bois remplis de harengs baignant dans une saumure. En 1459, à Strasbourg, l’Oeuvre Notre-Dame en a acheté en une seule journée plus de deux tonnes… Riche en protéines, il était surtout consommé par la classe populaire. Il a cependant sauvé de la famine nombre d’alsacien en temps de disette. Il existe encore aujourd’hui plusieurs fabriques renommées de transformation de hareng en Alsace. Le salé se nomme le « hering », le fumé, le « buckling », le filet saumuré roulé autour d’un morceau de cornichon, le « rollmops », et enfin le hareng « à l’alsacienne », est mariné au vinaigre et baigne dans de la crème fraîche. Les Alsaciens, au cours des derniers siècles, consommaient aussi de la morue. Elle parvenait en Alsace par les mêmes voies commerciales que le hareng. Elle semble ne pas avoir joui de la même réputation gastronomique que le hareng, bien que beaucoup de livres de cuisine alsacienne en donnent de nombreuses recettes.
Par Daniel Zenner