lièvre à la royale (voir site Prosper Montagné)

L’histoire du lièvre à la Royale

C’était en février 1989. J’avais réuni quelques esthètes gastronomes en ma grande maison sise au Hohwald pour réaliser la “véritable” recette du lièvre à la Royale. Nous étions une bonne vingtaine d’amis, aventuriers de la fourchette et des verres, prêts à ouvrir les meilleures bouteilles de Pomerol ou de Gevrey-Chambertin pour accompagner dignement ce royal mets, trop souvent galvaudé et pâlement imité.

Je persiste et signe: il devrait y avoir des appellations “d’origine contrôlée” pour les plats emblématiques de la cuisine Française. Les services de fraude devraient intervenir quand le plat servi ne correspond nullement à la recette originale, parfaitement codifiée et dont la véracité historique est reconnue par tous. Cela protègerait le consommateur dans nombre de cas, redonnerait ses lettres de noblesse à l’homme et à sa région qui ont vus naître ce plat. Quand je vois ce que les industriels de la malbouffe, ainsi que quelques cuisiniers peu scrupuleux et incompétents, ont fait du “Bœuf Bourguignon”, de la “Blanquette de veau à l’Ancienne”, du tournedos “Rossini”, du “Cassoulet de Castelnaudary”, de la “Bouillabaisse”, de l’Andouillette de Troyes”, me voilà bien triste…Et que dire du “Homard à l’Américaine” (et non pas Homard à l’Armoricaine, désolé les Bretons!), de la “Sole Meunière”, de “l’aïoli Provençal”, de la sauce “Béarnaise” puis “de la “Pêche Melba” servie sur les terrasses du port de Palavas-les-Flots, de la “Poire Belle-Hélène” dans la pizzeria du coin, des “Crêpes Suzette” dégustées sans entrain dans une galerie marchande d’un Super U? Et j’en passe, et des meilleures…
Daniel Zenner

Pour réaliser dans les règles de l’art un “Lièvre à la Royale”, il vous faut d’abord ne point être regardant à la dépense. L’animal sauvage ne doit être ni trop jeune, ni trop vieux, comme ces admirables bêtes, agiles et rapides, toujours prêtes à défier le chasseur, qui courraient autrefois dans les plaines de Beauce ou d’Alsace. “Ayez un lièvre mâle, à poils roux, de fine race française (caractérisée par la légèreté et la nerveuse élégance de la tête et des membres); tué autant que possible en pays de montagne ou de brandes; pesant de cinq à six livres, c’est à dire ayant passé l’âge du levraut, mais cependant encore adolescent. Caractère particulier pour le choix: tué assez proprement pour n’avoir pas perdu une goutte de sang”. C’est par ce préambule que commence la recette que transmet Jeanne Savarin dans son ouvrage de 1899.

Mais le temps passe. Presque un siècle après que Jeanne Savarin ai écrit ces mots, me voici devant un grand défi. Comment me procurer deux lièvres de six livres? Aucun chasseur Alsacien ne pût m’en procurer, car ces bêtes autrefois nombreuses en plaine et en montagne ont totalement disparues. Plus de bocage, de haie pour s’abriter. Plus de pré pour brouter à sa guise. Les chasseurs du dimanche ont remplacé les rapaces, les lynx, les loups, les renards qui eux, savaient réguler les populations de lièvre…

L’Honorable Maison Herrscher, installée depuis des décennies à Colmar à répondue à ma demande un peu folle: je voulais deux lièvres sauvages, de plus de six livres, laissés en peau, non vidés, pendus au frais par les oreilles pendant une semaine. Mes deux bêtes vinrent d’Allemagne, tirés dans la propriété d’un vaste domaine privé. Je me rappelle, la maison Herrscher place du Marché aux fruits à Colmar. Il y a plus de quarante ans, en automne, mon père nous emmenait voir la devanture de cette boucherie-charcuterie. Dehors, étaient suspendus des cerfs entiers, des biches, d’énormes sangliers, des faisans, des perdrix, l’ensemble en peaux et en plumes. Nous avions droit un véritable cours de science naturelle. Imaginez aujourd’hui une devanture avec des bestioles entières: la DSV fermerait la boutique, Brigitte Bardot écrirait au préfet, et la petite bourgeoisie de Colmar crierait au scandale.

Que les végétariens s’abstiennent de lire la suite, âmes sensibles s’abstenir!

En ce dimanche de février 1989, un ami médecin légiste commença à dépouiller les bêtes. Aussi curieux que moi, nous voulions savoir à quoi ressemblait une viande de gibier mortifiée, mais non faisandée cependant. Les lagomorphes furent pendus par les pattes. La peau fragile se déchirait par lambeaux, laissant apparaître des chairs fragiles brunes aux reflets verts, irisées par le soleil levant. Sans forcer, je décapitai l’animal puis d’un geste précis, je fendis la peau du ventre tendue comme un ballon de baudruche. Les entrailles jaillirent, s’étalant visqueusement au fond d’une bassine. Curieusement, l’animal et ses intimités ne puaient pas. Une douce odeur montait du récipient, en effluves suaves, mâles, giboyeuses, animales. Mon copain médecin légiste m’expliqua que les cadavres sur lesquels il travaille habituellement, ne sentent vraiment fort que pendant les premières semaines… Après, c’est presque agréable…Dans ce fatras de tripailles, ils nous fallut repérer les foies, les cœurs et les poumons, organes absolument nécessaires dans l’exécution de la recette. Chirurgicalement parlant, Pierre parvint aisément à isoler ceux-ci, ôtant toutes parties ayant eu un quelconque contact avec le fiel. Ces organes furent bien nettoyés au vinaigre de vin.

Le problème du sang se posa car son emploi était primordial dans la formule. Celui-ci apparaissait bien dans la masse des entrailles, mais se mêlait imparfaitement en caillots glaireux et noirs baignant dans un reliquat de jus verdâtre. Nous résolûmes donc de ne point isoler ces semblants d’albumine, de lymphe et de plasma et sur le champ, sans aucune forme de procès, je sacrifiais deux gros lapins de mon élevage. Egorgés proprement, et au nom de la science, je recueillis le sang dans lequel j’ajoutai un peu de vinaigre de vin, en battant doucement à l’aide d’un petit fouet.

Et maintenant que la fête commence! Nous avions les lièvres mortifiés, les foies, cœurs et poumons ainsi que le sang règlementaire. La daubière de forme rectangle rehaussée de son couvercle nous attendait dans la cuisine en compagnie des autres ingrédients, au travail!

Le lièvre à la Royale du Cygne à Gundershoffen

Mais avant de vous livrer la recette que j’ai exécutée et réussie, permettez-moi de vous entretenir de quelques élucubrations historiques.

De tous temps, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs se sont régalés de gibiers. Le lièvre devait souvent s’inviter à table, juste rôti à même les braises. Plus tard, les Romains codifièrent son emploi en cuisine. Ces derniers, à l’apogée de leur civilisation, avaient érigé la cuisine en un art, quelquefois surréaliste, souvent raffiné mais inaccessible au bon peuple. Les premières recettes écrites, il y a deux mille ans, traitent le lièvre en rôti, bouilli, farci ou cuit dans son jus. Les formules comportent presque toujours le sang de l’animal occis, du vinaigre, du garum, vin rouge, miel et forces épices. Au moyen-âge, les gibiers toujours abondants en nos brandes, friches, landes, bois et forêts s’invitaient toujours à la table du peuple, comme à celle des rois. La façon de les apprêter n’a guère évolué depuis Apicius. Seul l’intitulé des recettes diffère. Les doux noms de galimafrée, ragoût, salmigondis, gravé, seymé, bouli-lardé apparaissent, les trois derniers semblant être l’ancêtre du civet (civé) qui tire lui-même son origine de l’emploi abusive de la cive (genre de grosse ciboulette) mise à toutes les sauces.

Encore plus tard, nos rois l’apprécient. Les plus beaux spécimens étaient rôtis entiers et bardés, devant l’ardeur du feu et non pas à la verticale du foyer. De cette façon, les jus et sucs tombaient dans la lèchefrite et étaient utilisés pour confectionner les sauces. Au 17ème siècle, “cuire en broche” était devenu un art. Curieusement, les illustres cuisiniers du 18ème et 19ème siècle parlent peu du lièvre, du moins je n’ai relevé dans mes grimoires aucune trace de “Lièvre à la Royale” ni chez Pierre de Lune, Jules Gouffé ou Antonin Carême. Alexandre Dumas, en 1873 n’en pipe mot.

Mais alors d’où vient l’appellation “à la Royale”? Certainement pas de l’ajout dans la recette de foie gras et de truffe, car ces deux ingrédients n’apparaissent ensemble que très récemment dans les recettes, du moins pas avant 1938 dans le Larousse Gastronomique. Dans son Guide Culinaire (1901), Escoffier n’en écrit mot. Dans cet ouvrage, la formule qui s’approche le plus est le “Lièvre farci Périgourdine”, servi entier, braisé… au vin blanc et agrémenté de parures de truffe. Et toujours pas de foie gras! Non, l’origine est à trouver du côté de nos rois, de la dynastie des Bourbons, grands ripailleurs, chasseurs et gourmands invétérés, qui à force de festoyer n’avaient plus de dent, la quarantaine passée. En fin de règne, ils ne se nourrissaient que de hachis et de bouillis, de viandes archi-confites se détachant seules de l’os.
Nombre de recettes, du 17ème au début du 20ème siècle mentionnent des farces, des hâchis, des pâtés… Car dans la “véritable” recette que je vous propose, les chairs sont confites et l’apprêt ne contient ni truffe, ni foie gras.

J’ai aussi retrouvé la recette du “Lièvre à la Royale à la mode du Périgord” toujours dans mon ouvrage de la fin du 19ème siècle, “recette communiquée par une dame parisienne, la tenant de sa grand mère, qui habita longtemps le Périgord…” La formule, datant donc d’au moins 1850 ne contient toujours ni truffe, ni foie gras. C’est – historiquement parlant- la recette qui se rapproche le plus de celle dont je vais vous entretenir dans les prochaines lignes et qui, au vu de son élaboration précise, peut s’enorgueillir de posséder le titre envié “de plus vieille recette de Lièvre à la Royale” L’origine de celle-ci est donc bien périgourdine.

Puis vint Monsieur Couteaux, Sénateur de son état, revendiquant haut et fort ses origines Poitevines, car la recette que je vais vous offrir appartient bien, au même titre que le broyé, la chaudrée ou la cornuelle à la cuisine du Poitou.
Voici la petite histoire qui rendit célèbre ce succulent et goûteux mets, depuis bien longtemps échappé hors de sa région natale.

Jeanne Savarin écrit: “Le 29 novembre 1898, au palais du Luxembourg, un certain nombre de sénateurs entouraient un de leurs collègues et l’interpellaient amicalement, à l’issue de la séance, au sujet d’une recette culinaire qui venait de paraître la veille dans le journal “Le Temps”. L’interpellé était Monsieur Couteaux, sénateur de la Vienne, éminent agronome et brillant écrivain, causeur très primesautier et très piquant; la recette dont il s’agissait était celle du Lièvre à la Royale, et Monsieur Couteaux en était l’auteur. Or, la haute assemblée compte nombre de gourmets; et la théorie de cet apprêt du lièvre était si sensationnelle, que plusieurs désiraient la voir mettre en pratique le plus tôt possible.

Un nouveau groupe parlementaire fut fondé ce jour-là, groupe essentiellement pacifique, ouvert à toutes les bonnes fourchettes sénatoriales: LE GROUPE GASTRONOMIQUE. Les journaux de l’époque rapportent que l’un des questeurs du Luxembourg offrit sa salle à manger et sa cuisine pour les expériences culinaires de l’aimable association. Naturellement, le Lièvre à la Royale eut les honneurs de la première réunion, et Monsieur Couteaux fut élu président du groupe à l’unanimité ”

Cette recette est assez longue. Je vous la livrerai dans ma prochaine chronique, juste le temps qu’il vous faudra pour trouver le lièvre, le sang, la daubière et quelques bons amis gastronomes et aventuriers de la fourchette!

Gastronomiquement vôtre!

Par Daniel Zenner