Quand on dit d’un steak que c’est de la semelle, c’est vraiment que la viande est dure, n’est-ce pas ? Pourtant, j’ai trouvé, dans l’excellente Suite des dons de Comus, une recette de « semelles à la Dauphine » !
La Suite des dons de Comus ? Un livre de cuisine qui fut probablement publié par François Marin, en 1742 : Marin aurait été cuisinier de la duchesse de Gesvres, avant de passer au service du maréchal de Soubise en qualité de maître d’hôtel.
Comment comprendre que le mot de « semelle » ait été retenu pour un mets de cuisine d’apparat ? Après tout, le dictionnaire dit bien qu’il s’agit d’une « pièce constituant le dessous d’une chaussure, d’une botte, d’une pantoufle, qui est soit en totalité, soit par sa partie avant, en contact avec le sol. » Toutefois, si l’on cherche mieux dans les origines de la langue française, on trouve aussi que le mot désigne une unité de longueur : celle d’un pied. Ou encore un rapprochement avec son étymologie « lemelle », une petite lame.
D’ailleurs, regardons la recette de Marin :
« Prenez de la pâte à la Dauphine, formez-en des abaisses, coupez-les de la forme d’une semelle de soulier. Faites-les cuire à moitié dans le four. Ayez du sucre cuit à la plume que vous laissez refroidir. Glacez vos semelles avec la lame d’un couteau, & les remettez cuire au four à petit feu. Servez chaud. »
La pâte à la Dauphine ? « Mettez sur une table une demi-livre de farine, quatre œufs frais, un verre de vin d’Espagne, quatre pains de beurre. Maniez le tout ensemble & en formez une pâte qui ne soit ni trop dure ni trop molle. Vous pouvez y mettre un peu d’essence de citron ou de fleur d’orange. Cette pâte sert à faire bien de petits entremets de pâtisserie, comme fleurons, semelles, rôties glacées & autres ».
Ici, on voit apparaître l’idée : une « semelle », en cuisine, ce serait une pièce de viande que l’on cuit après l’avoir recouverte d’un appareil. Que vaut cette hypothèse ? Dans le même livre de Marin, on trouve aussi des « semelles de lapin ou de porc » : effectivement, on y lit que la viande est cuite en morceaux larges de « trois doigts [environ 6 centimètres] & longs de quatre pouces » [environ 10 centimètres. Les filets sont posés sur des bardes de lard, et cuits soit à sec, soit avec une « courte sauce », avec un appareil par-dessus.
Étonnant, d’ailleurs, que l’on voit aussi, dans le même livre, des « savates » : de veau à la paysanne, de veau à l’orange, de veau à l’esturgeon, de veau et jambon, de veau à la moelle… Et, pour toutes ces recettes, on retrouve le procédé des semelles.
Que l’on distinguera bien des bottines : « Prenez quatre belles cuisses de poularde. Ôtez les os, & n’en laissez qu’un petit bout du côté de la pâte. Ayez un salpicon composé de toutes sortes de choses, coupées en dés. Vous coupez en dés des truffes, des foies gras, ris d’agneau & autres choses que vous mettez dans une casserole avec du lard râpé, persil, ciboule, échalotes, poivre, sel, basilic, deux ou trois jaunes d’œufs, le tout bien manié ensemble. Emplissez vos cuisses & en formez vos bottines. Cousez-les bien, & les faites cuire dans des bardes de lard. Servez ensuite avec un ragoût de truffes ou autre sauce ». Cette fois, on voit qu’il s’agit d’une cuisse désossée et farcie.
Reste que, au vingt-et-unième siècle, la semelle et la savate sont mal connotées. Comment les nommer ? Et si nous reprenions l’étymologie : des « lamelles » ?
par Hervé This