Hervé This, créateur de la gastronomie & de la cuisine moléculaire, et de la cuisine note à note, publie de façon hebdomadaire ses terminologies et apporte sa contribution éclairée dans la magazine Good’Alsace que nous partageons.
“Nous sommes bien d’accord”, expose-t-il, ” l’Alsace est un pays exceptionnel, du point de vue gastronomique. Il y a des ingrédients d’exception, et aussi des savoirs faires culinaires qui ont bénéficié de la production de vin. Un des meilleurs exemples d’ingrédient qui vous surprendra ? La crème d’Alsace, qui monte en Chantilly en 22 secondes montre en main ! On n’en croit pas ses yeux, et pourtant, elle est là, ferme et foisonnée à la fois.
Pas étonnant que le pays s’enorgueillisse alors aussi du « Bibelaskaas », ce fromage frais que l’on déguste avec échalotes, ail, pommes de terre au four (« Roïgabrageldi ») et lard, éventuellement du munster ! Pas étonnant que, alliée aux vins, on fasse des sauces inégalables pour des coquelets ou des poissons.
Et j’en passe et des meilleures : la charcuterie, d’une variété incroyable ; les pâtisseries, dont on ne sait plus si l’emblème est le kouglof ou la tarte aux quetsches, ou… C’est l’embarras du choix, accompagné de vins qui, les ravages de la dernière guerre mondiale effacés, ont vu leur qualité augmenter vertigineusement ; et l’on commence à les boire vieux, ce qui les rend encore bien meilleurs (à mon goût), les Riesling prenant un corps, une chair dont on ne les soupçonnait pas, tandis que les Gewurtztraminer, envoûtants, perdent la douceur excessive qu’ils ont parfois pour gagner en raideur, en profondeur, et, plus simplement, en beauté !
La création d’un Pôle Science & Culture Alimentaire d’Alsace
Avons-nous atteint la perfection ?
Non, car elle n’est pas de ce monde, et les Alsaciens le savent bien, pour qui le travail est une valeur essentielle. Il faut perfectionner tout cela, et c’est ce qui a motivé la création du « Pôle Science & Culture Alimentaire d’Alsace » : il s’agit rien de moins que de susciter des travaux tous azimuts, autour du fait alimentaire. Conduire les écoliers dans les industries, les industriels dans les universités, les universitaires chez les artisans des métiers du goût ; susciter des collaborations entre tous les publics, informer chacun sur l’inégalée qualité des aliments, former, instruire, chercher…
Ce pôle a été créé en 2018, et son comité exécutif, abrité par l’Aria Alsace, ne cesse d’imaginer des événements utiles au développement alimentaire de la région. Il y avait eu des questionnements à propos de la possibilité d’un alimentation alsacienne saine, par exemple, et la prochaine rencontre examinera ce que les sciences de l’humain et de la société peuvent dire sur nos relations aux aliments, de l’enfant à l’adulte.
Pourquoi convier des sciences humaines au banquet du perfectionnement alimentaire ?
Il y a mille raisons, mais je ne veux en donner ici qu’une, qui tient dans l’observation selon laquelle la cuisine, c’est de l’amour, de l’art, de la technique. Oui, il faut une bonne technique pour faire réduire sans qu’elle « tranche », c’est-à-dire sans qu’elle ne se sépare, avec une sorte d’huile qui surnage ; oui, il faut une bonne technique pour récupérer le parfum des fruits dans une confiture…
Mais la meilleure des techniques ne fait pas le « bon », c’est-à-dire le beau à manger. Là, il faut des qualités artistiques pour savoir associer le carvi à de la charcuterie, pour savoir doser la rhubarbe dans un fond de tarte qui accueillera des fraises, pour mêler de la rose à des cerises blanches… Et c’est en cela que l’art culinaire mérite son nom, et se distingue d’ailleurs de l’artisanat.
Enfin il y a la question de l’amour, qui, en réalité, est la condition d’une cuisine réussie : quand celle ou celui qui cuisine cherche à exprimer « Je t’aime » par les mets qu’il ou elle concocte, l’essentiel est fait. Et, parce que cela est difficile, parce que cela se travaille, les Alsaciens ont bien compris qu’il fallait travailler : c’est l’objectif du Pôle Science & Culture Alimentaire d’Alsace.
L’analyse du beau à manger
En pratique, comment perfectionner les mets régionaux ?
Examinons le cas de la choucroute, puisqu’elle semble figée dans une belle éternité, même si un séisme eut lieu il y a un demi-siècle, quand s’introduisit l’iconoclaste choucroute aux poissons, dont une variante du beurre blanc acclimatait le caractère rustique du chou fermenté. Mais c’était en 1960, et il y a lieu de continuer les explorations, n’est-ce pas ?
Oui, je crois que le construit est beau, et je vous propose de regarder les mets que l’on vous sert, en cherchant des « constructions » tout aussi bien en termes de constructions spatiales, directement perceptible à l’œil. Mais, je vous invite aussi à considérer la construction interne, quand vous dégustez les mets, en termes de consistances, mais aussi de saveurs, d’odeurs, de piquants et de frais…Bref, je n’ai là qu’une hypothèse, mais je vous la propose, parce qu’elle est « opérative », efficace : quand vous préparez un plat, au lieu de tout mettre en vrac, organisez les choses !
Et c’est ainsi qu’a fait Pierre Gagnaire, avec la choucroute. D’abord, en fond de bol, il avait disposé le chou, mais pas le chou entassé ; non, le chou tressé ! En bouche, rien que cette impression était extraordinaire. Par-dessus, il y avait bien la saucisse, mais détaillée en bâtonnets. Puis les pommes de terre… mais en purée passée au siphon, pour avoir un grand voile posé sur le large bol. Le cumin ? En gelée, détaillée en cubes, qui étaient posés comme des joyaux sur le voile de purée. L’aspect était merveilleux, la consistance parfaite, le goût magnifié.
Une proposition
Par Hervé This
Chimiste, créateur de la gastronomie moléculaire, de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note
Directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire