Travailleur acharné, précurseur de “la nouvelle cuisine”, il a influencé de jeunes talents et notamment Joël Robuchon, qui a déclaré être très affecté par la mort du cuisinier, avec qui il avait noué une “amitié profonde” depuis les années 1970.
“Quand mon père est décédé, je n’ai pas eu plus de peine”, a-t-il confié à l’AFP.
“Charles Barrier, c’est une des plus grandes figures de la cuisine qui part”, a-t-il affirmé, et “celui qui a apporté le plus de modernité dans la cuisine classique à son époque”.
“C’est sûrement le premier cuisinier qui a fait son pain lui-même”, a-t-il rappelé, saluant son “savoir-faire extraordinaire” et puis “le meilleur pain, le meilleur saumon fumé, le meilleur foie gras du monde”, à une époque, dans les années 1960, où les chefs ne préparaient pas eux mêmes ces produits.
“Il m’a tout appris”, a affirmé M. Robuchon, lui-même régulièrement qualifié de “cuisinier du siècle” par ses pairs en France.
Né en 1916 à Cinq-Mars-la-Pile (Indre-et-Loire), au sein d’une famille paysanne de huit enfants, il commence sa carrière à 12 ans comme apprenti pâtissier, puis fait ses armes “Chez Bouzy”, un restaurant de Tours.
Sa formation se poursuit dans de prestigieuses maisons qu’étaient à l’époque le “Paris” à Monte-Carlo, et le “Majestic” à Vichy, avant d’ouvrir son propre restaurant à Tours.
C’est au milieu des années 50 qu’il ouvre son restaurant éponyme à Tours et dans la foulée, il obtient sa première étoile.
En 1958, Charles Barrier devient MOF : “Le hasard a voulu que je sois le premier concurrent à réussir le concours du premier coup. Il existait pourtant depuis 1925”. disait-il
La deuxième étoile est obtenue en 1960 et la consécration en 1968 avec sa troisième.
Dans les années 1970, les personnalités fréquentaient sa table, notamment Georges Pompidou et Michel Debré, pour y savourer sa “terrine des trois poissons”, le “saumon de Loire fumé à la maison”, la “fricassée de poulet au vinaigre de framboise” ou encore le “sorbet de thé au lotus et miel d’oranger” Charles Barrier vendra son restaurant en 1996 à l’âge de 80 ans.
b[Le Chef Hervé Lussault a travaillé à ses cotés pendant une année avant de reprendre l’établissement, baptisé Restaurant Charles Barrier, une étoile au guide Michelin.
Aujourd’hui, Hervé Lussault lui dédie Le menu Charles Barrier
” Je n’ai pas peur de mourir. Ce qui m’ennuie, c’est faire de la peine à ceux qui m’aiment. “
Relire l’interview parue dans le Figaro en octobre 2007
CHARLES BARRIER, vous connaissez ?
Trois fois étoilé à Tours, ça ne vous dit toujours rien ?
Ce n’est pas grave. Après tout, le monde de la table est fait de lumières et d’ombres. Si les premières sont faciles à localiser, les secondes sont souvent encore plus intéressantes.
Charles Barrier fait partie de ces chefs au parcours singulier. On ne peut pas dire qu’il soit né avec une cuillère en argent dans le bec. Dans son bec, il n’y avait rien. La faim. La rage. A 12 ans, il est jeté dans l’apprentissage, rudoyé et affamé. Par chance, Zola rencontre Rabelais, Charles Barrier se met à cuisiner. Il décroche sa première étoile sans savoir ce qu’était le Michelin, puis deux, puis trois. A 72 ans, il est ruiné, se relance dans la bataille. A 90 ans, le voilà incroyablement vif. Ses yeux se voilent à l’évocation des noms clés (sa jolie femme Nicole, Joël Robuchon), son franc- parler est tordant, son poulet au vinaigre saute à merveille. On a l’impression d’entendre un rescapé de la vie. “Je ne vous barbe pas trop avec tout ça ?” lâche-t-il toutes les heures. On voudrait alors qu’il parle toute la nuit pour maintenir les esprits éveillés.
La dernière fois que vous vous êtes brûlé ? Pas plus tard que ce matin en préparant un poulet au vinaigre de framboise.
Vos livres cultes. Les livres d’Antonin Carême et ceux de Nignon.
Pain. J’en suis toujours fou, à tel point que j’avais un four à sole mobile, une chambre de fermentation. Je suis sans doute le premier à m’être autant donné au pain. J’en offrais un à chacun de mes clients, ils avaient ainsi l’impression de mieux me connaître.
Joël Robuchon. Même si j’en ai eu deux, c’est presque mon fils. Je l’ai connu à ses débuts. Il a toujours été fidèle. C’est curieux, mais on se vouvoie toujours.
Ses débuts. Une baraque en bois de 12 mètres carrés. Je faisais tout, la plonge, le service, la blanquette, du bourguignon… Il y avait douze couverts. Je suis l’un des seuls 3-étoiles à être né sans un sou. Ma mère avait huit enfants, j’étais le dernier. J’ai perdu mon père à 18 mois. Mes frères et soeurs étaient illettrés. J’ai quitté l’école à 12 ans. Le lendemain, c’était des baffes et pas grand-chose à manger.
Paris. Pourquoi y aller ? Ici, j’ai mon coeur, je connais les routes, les arbres que j’ai plantés. Avoir deux restaurants, c’est avoir le double d’emm… Avoir plus d’argent ? Plus de nénettes, de godasses neuves, d’impôts ?…
Senderens. Je me souviens de lui. Il avait une étoile, on se rencontre à Paris, il m’amène à la gare dans sa belle Alpha Romeo. Il me dit être dégoûté d’être bloqué à une étoile. Et me demande comment en avoir trois. Je lui ai répondu : «Faut que tu fasses bien, toujours au boulot et te donner entièrement.»
Le beau geste. Quand je prenais un apprenti – j’en ai eu une centaine – la première chose que je regardais chez lui, c’était ses mains. Tout est là. Il faut de fortes belles mains. Surtout pas boudinées. Le plus beau geste pour moi, c’est vanner une sauce. La faire aller et venir dans un plat, sans la faire mousser.
Regrets. Point, il faut être quitte avec soi-même.
Le client est-il roi ? Oui, mais il n’est pas aussi maléable qu’on le croit. Et le chef serait le roi des cons s’il pensait le contraire.
Produit qui se refuse. Il n’y en a pas, à condition d’avoir patience et travail. La farine, j’ai mis un temps fou à la maîtriser, maintenant, c’est mon alliée. Vous savez, je sais tout faire : la pâtisserie, la charcuterie, la boucherie, la boulangerie…
Héros. Guynemer. Lorsque j’étais tout petit, sur le calendrier des postes, il y avait sa photo. Il avait descendu quarante-cinq avions allemands. A la carabine ! Ma mère me faisait répéter Guynemer, Guynemer, Guynemer…
Serviettes. Les miennes faisaient 1 mètre sur 80 centimètres. Avec cela, vous pouvez manger.
Nicole. Ma femme. Tous les matins, je lui dis que je l’aime. Elle m’a fait deux merveilleuses filles. Elle me rend si heureux.
Enquiquineur. Ah ça, je le suis ! Jamais satisfait ! Un jour, en fin de service, je me souviens très bien de Jean Drapeau (NDLR : aujourd’hui aux Sables-d’Olonne) qui me dit : ” Chef, on a bien travaillé.” Je lui ai répondu : “Jamais assez, on aurait pu faire mieux.” Il a pleuré tant il était épuisé et déçu. Je lui ai dit : “Et si tu continues, je t’en colle une !”
Les journalistes. Oh, les brosses à reluire, j’en ai vu ! Rien dans le ventre. Faux culs, je t’embrasse et tout. Moi, je n’embrasse personne, je comprends pas bien. Si j’avais fait ça, jamais j’aurais eu de clients.
Première étoile. C’était en 1958. Le représentant du Michelin vient me voir pour me l’annoncer. Je n’avais jamais entendu parler de ce guide. Il me dit bravo et pendant que vous y êtes, achetez donc mon champagne, tous vos collègues font pareil. L’année suivante, il était viré.
Apprentissage. Dans les maisons bourgeoises de Paris, ce fut un choc. Pour la première fois, on ne me tutoyait pas, on ne me battait pas et je ne crevais plus de faim.
Compensation. J’ai tellement souffert du manque de tout que pour les clients rien n’était trop beau. Pas de fleurs à la noix de coco, mais d’énormes bouquets ; de l’argenterie sur chaque table, les cuillères en vermeil. On me les cravatait. Les serveurs me le faisaient remarquer. ” Bah ! que je leur répondais, c’est la meilleure publicité ! ” Pendant douze ans, j’ai même employé un pâtissier à plein temps pour qu’il se consacre aux décors en sucre : un immense oeuf de pâques avec des petits poussins qui passaient le cou par les fenêtres…
Mort. J’ai pas peur de mourir. Ce qui m’ennuie, c’est faire de la peine à ceux qui m’aiment.
72 ans. Je me souviens bien, j’ai été ruiné par la reprise hasardeuse de mon restaurant. J’étais à la rue, toute mon argenterie dispersée, mes grands vins… Quel malheur ! Avec mon épouse, je suis allé voir un banquier. Il m’a prêté 100 millions. On s’est battus, ah ça oui ! Sept ans après, il était remboursé. Du coup, le banquier nous a invités tous frais payés à Cannes pendant le festival.
Pire repas. Quand Lapérouse avait 3 étoiles, j’y suis allé pour voir ce que cela donnait. Tu parles : le civet de lièvre était mal décongelé dans la sauce bouillonnante ! Si c’était ça, un 3-étoiles… De la merde, vous voulez dire.
Conseils. Ne farinez pas le pain, ça n’apporte rien et ça salit les beaux costumes tout neufs.
Herbes et épices. Ouh là, il faut y aller du bout des doigts. Au milligramme. Du cayenne sur le homard ? D’accord, mais surtout on ne doit pas l’entendre dire : “Ohé, je suis là !”
Diététique. En dehors de la table, oui.
Conseils à un jeune chef. D’abord, il faut se regarder dans la glace. S’interroger : c’est donc ce métier que je veux faire ? Ensuite, vous ne serez jamais assez exigeant avec les produits. Troisième chose : n’acceptez jamais de caisses de champagne des fournisseurs.
Plus beau mot. Il n’y a pas mieux pour le client que d’être appelé par son nom : “Bonjour, monsieur Durand !”
Première voiture. A 35 ans.
Secret de jeunesse. J’ai toujours travaillé, voilà tout. Je me suis battu. J’aime ma femme.
Propos de Charles Barrier, recueillis en 2007 par un journaliste du Figaro
Relire l’interview parue dans le Figaro en octobre 2007