"Beau printemps sur la côte " par Daniel Zenner
"Beau printemps sur la côte " par Daniel Zenner

“Beau printemps sur la côte ” par Daniel Zenner

Quel fabuleux printemps! La nature m’émerveillera et m’étonnera toujours. Au 31 de cet exceptionnel mois de mars, la glycine qui court sur la façade est déjà en fleurs, j’en ferai bientôt de succulents beignets. Les fruitiers n’attendent que les abeilles qui se font chaque année de plus en plus rares, remplacées fort heureusement par de volumineux bourdons noirs au vol saccadé et bruyant. Depuis quatre bonnes semaines, je décore mes salades de pétales de soucis. Les jacinthes parfument les plates-bandes et la bourrache offrent ses larges feuilles et ses adorables fleurs colorées. Quel curieuse saison. Elle semble pressée de gonfler tout végétaux de sève nourricière, comme pour se faire pardonner du printemps de l’année dernière.

Je me délecte de pissenlits. J’apprécie à la croque au sel le bouton floral caché au milieu de la rosette basale. Je cherche sous la terre les jeunes feuilles tendres et jaunes : moins amères et plus tendres que les vertes, je les agrémente avec une bonne huile de noix, des oeufs durs et des lardons brûlants déglacés au Melfor. Cette salade m’emporte loin dans mes souvenirs d’enfance, quand avec les copains du village, nous ramassions les énormes pissenlits jaunes découverts par le soc puissant de la charrue. Déjà les agriculteurs défonçaient les dernières prairies naturelles pour y planter une graminée issue d’Amérique tropicale…

Mes bonnes herbes sont en forme. Je cuisine avec le lierre terrestre, réalise une purée avec l’égopode, accompagne un poisson grillé avec un coulis d’ortie. Côté jardin, la menthe marocaine, le cerfeuil musqué, le céleri perpétuel, l’estragon, la rue parfument mes plats.

En ce début du mois d’avril, l’ail des ours est en fleur.

Les pistous bien verts sont en conserve : j’avais les mains qui sentaient l’ail pendant plusieurs jours, j’avais même l’impression qu’elles chauffaient. Ce doit être l’effet puissant des principes actifs que contiennent cette miraculeuse plante qui aide à réduire le taux de cholestérol, le mauvais, celui qui bouche les artères à la manière d’une conduite d’eau calcaire.

Le cholestérol, parlons-en, avec ce beau printemps sur la côte, la côte de bœuf bien entendue, avec son géométrique accent circonflexe qui coiffe si bien le O.

J’ai eu la chance la semaine dernière de goûter une côte de génisse Simmental maturée 60 jours. Oui, vous avez bien entendu. Le train de côte ou l’aloyau sont laissés en chambre froide ventilée, recouverts d’un tissu mousseline pour empêcher le trop rapide dessèchement de la viande. Sur les claies en bois, le train de côte de cette jeune vache de moins de trente mois repose en paix. Au cœur des chairs rouge et blanche, une étrange alchimie s’opère: le démaillage de la trame du tissu conjonctif. De viande molle et dure au goût puissant de lymphe, le muscle, avec le temps, va devenir tendre, s’enrichir de parfums de noisette, de pralin, de beurre grand cru. Par une alchimie microbienne tenue secrète par les microbes eux-mêmes, le gras va épouser le maigre pour ne constituer plus qu’une rare et délicate gourmandise: la côte d’une génisse Simmental élevée au rang de cadavre exquis!


"Beau printemps sur la côte " par Daniel Zenner
“Beau printemps sur la côte ” par Daniel Zenner
Mon bien sympathique boucher alsacien commande ses bêtes élevées et abattues en Allemagne. Ses fidèles clients amateurs de bonne chère lui réservent d’avance la viande, il est certain de tout vendre. Le tarif élevé s’explique par la qualité intrinsèque de l’animal appartenant à la grande famille des Pies Rouge de l’Est, bien élevée, bien nourrie, n’ayant pas eu à subir pour ses derniers jours le stress du transport en bétaillère, car les Allemands ont eu l’intelligence de sauvegarder les abattoirs municipaux.

L’aloyau, dans l’obscurité de la chambre froide, va perdre en huit semaines, 30% de sa masse. Et mon brave boucher aura payé à l’éleveur sa bête quand il n’aura lui, rien encore gagné!
J’ai goûté l’an dernier une côte de Wagyu (voir la chronique sur le bœuf de Kobé). Ma modeste Simmental n’avait pas à rougir, car je n’ai pas trouvé beaucoup de différences gustatives entre les deux morceaux de viande : on pourrait même les confondre, sauf le prix deux fois plus élevé pour le Wagyu!


Dans son antre, mon boucher installe le train de côte sur le plan de travail. Il ôte le voile de mousseline. D’abord, je vois un amas de gras blanc aux reflets irisés. Sur la tranche, j’observe un voile mat de moisissure. Je touche et je sens une suave odeur de champignons. Je lui demande, vu l’aspect extérieur du morceau, comment les services vétérinaires autorisent encore de maturer une viande… “Si ils interdisaient cette pratique, il faudrait aussi interdire la fabrication de tous les saucissons secs de France car ceux-ci obéissent aux mêmes principes d’affinage”

D’un geste assuré, il ôte une grosse partie du gras dur nacré du couvercle puis coupe largement la première tranche qui ne sera pas consommée. La viande apparaît alors dans toute sa splendeur : l’amas de muscle rouge profond est marbré de gras dur blanc de neige. Celui-ci infiltre aussi l’intimité des chairs, le persillant abondamment et généreusement de veines fugaces ramifiées. Le couteau s’enfonce dans la chair comme dans une motte de beurre. D’un coup net et précis, le couperet fend l’os de la colonne : la côte se renverse sur la table. Je sens une fine odeur de noisette, de noix et de pralin, je jubile!. Mais maintenant assez parlé, à table!

Pour cuire ce morceau exceptionnel, préférez une plancha. Il faut que le gras en excès puisse s’échapper. Si vous ne possédez pas cet ustensile, faites-la revenir dans une poêle ou sur un grill. Mais prenez soin d’ôter plusieurs fois le surplus de graisse pour que celle-ci ne brûle point. Et finissez-la au four bien chaud.


"Beau printemps sur la côte " par Daniel Zenner
“Beau printemps sur la côte ” par Daniel Zenner
Je conseille une cuisson bien aboutie. Je suis amateur de tartare et de carpaccio mais la dégustation de cette côte ne se prête pas à une cuisson bleue ou trop saignante car la personnalité de cette viande est trop forte et le gras dégusté cru n’apporte aucune jouissance gustative.

Et maintenant le goût de ce noble morceau?

De la finesse et de la force. De la suavité et du caractère. Finesse du grain, soyeux de la fibre. Peu d’acidité, presque de la sucrosité, en tout cas de la jutosité. Une saveur soutenue, complexe et intense, longue comme une semaine sans viande… De la succulence vous dis-je ! A l’aveugle, je n’aurais pas été capable de discerner le gras du maigre, l’alchimie de la maturation ayant réalisé son œuvre. Outre un goût de viande grillée peu prononcé, les chairs révélaient une fin de bouche ressemblant curieusement à un vieux beaufort d’alpage : l’herbe, le lait et le beurre magnifié au sein de la matière protéinique transformée.


"Beau printemps sur la côte " par Daniel Zenner
“Beau printemps sur la côte ” par Daniel Zenner
Appréciez cette viande avec un grand vin rouge. J’avais choisi une Côte Rôtie ( La Sarrasine 2005). Ne servez pas de patates grasses, juste un simple légume. Oubliez la Béarnaise qui n’apporterait dans ce cas que du gras et noierait sous un arôme trop puissant d’estragon, la délicatesse du muscle confit. Laissez à la côte son parfum de côte; mangez-là seule, pour elle-même.

Un petit conseil: n’essayer pas de maturer vous-même un morceau de viande (même de grande qualité) dans votre réfrigérateur, car votre pièce pourrira et ne sera plus que bonne à jeter aux vautours!

Par Daniel Zenner
crédit photos ©Sandrine Kauffer-Binz et DR