Quel fabuleux printemps! La nature m’émerveillera et m’étonnera toujours. Au 31 de cet exceptionnel mois de mars, la glycine qui court sur la façade est déjà en fleurs, j’en ferai bientôt de succulents beignets. Les fruitiers n’attendent que les abeilles qui se font chaque année de plus en plus rares, remplacées fort heureusement par de volumineux bourdons noirs au vol saccadé et bruyant. Depuis quatre bonnes semaines, je décore mes salades de pétales de soucis. Les jacinthes parfument les plates-bandes et la bourrache offrent ses larges feuilles et ses adorables fleurs colorées. Quel curieuse saison. Elle semble pressée de gonfler tout végétaux de sève nourricière, comme pour se faire pardonner du printemps de l’année dernière.
Mes bonnes herbes sont en forme. Je cuisine avec le lierre terrestre, réalise une purée avec l’égopode, accompagne un poisson grillé avec un coulis d’ortie. Côté jardin, la menthe marocaine, le cerfeuil musqué, le céleri perpétuel, l’estragon, la rue parfument mes plats.
En ce début du mois d’avril, l’ail des ours est en fleur.
Le cholestérol, parlons-en, avec ce beau printemps sur la côte, la côte de bœuf bien entendue, avec son géométrique accent circonflexe qui coiffe si bien le O.
J’ai eu la chance la semaine dernière de goûter une côte de génisse Simmental maturée 60 jours. Oui, vous avez bien entendu. Le train de côte ou l’aloyau sont laissés en chambre froide ventilée, recouverts d’un tissu mousseline pour empêcher le trop rapide dessèchement de la viande. Sur les claies en bois, le train de côte de cette jeune vache de moins de trente mois repose en paix. Au cœur des chairs rouge et blanche, une étrange alchimie s’opère: le démaillage de la trame du tissu conjonctif. De viande molle et dure au goût puissant de lymphe, le muscle, avec le temps, va devenir tendre, s’enrichir de parfums de noisette, de pralin, de beurre grand cru. Par une alchimie microbienne tenue secrète par les microbes eux-mêmes, le gras va épouser le maigre pour ne constituer plus qu’une rare et délicate gourmandise: la côte d’une génisse Simmental élevée au rang de cadavre exquis!
L’aloyau, dans l’obscurité de la chambre froide, va perdre en huit semaines, 30% de sa masse. Et mon brave boucher aura payé à l’éleveur sa bête quand il n’aura lui, rien encore gagné!
J’ai goûté l’an dernier une côte de Wagyu (voir la chronique sur le bœuf de Kobé). Ma modeste Simmental n’avait pas à rougir, car je n’ai pas trouvé beaucoup de différences gustatives entre les deux morceaux de viande : on pourrait même les confondre, sauf le prix deux fois plus élevé pour le Wagyu!
D’un geste assuré, il ôte une grosse partie du gras dur nacré du couvercle puis coupe largement la première tranche qui ne sera pas consommée. La viande apparaît alors dans toute sa splendeur : l’amas de muscle rouge profond est marbré de gras dur blanc de neige. Celui-ci infiltre aussi l’intimité des chairs, le persillant abondamment et généreusement de veines fugaces ramifiées. Le couteau s’enfonce dans la chair comme dans une motte de beurre. D’un coup net et précis, le couperet fend l’os de la colonne : la côte se renverse sur la table. Je sens une fine odeur de noisette, de noix et de pralin, je jubile!. Mais maintenant assez parlé, à table!
Pour cuire ce morceau exceptionnel, préférez une plancha. Il faut que le gras en excès puisse s’échapper. Si vous ne possédez pas cet ustensile, faites-la revenir dans une poêle ou sur un grill. Mais prenez soin d’ôter plusieurs fois le surplus de graisse pour que celle-ci ne brûle point. Et finissez-la au four bien chaud.
Et maintenant le goût de ce noble morceau?
De la finesse et de la force. De la suavité et du caractère. Finesse du grain, soyeux de la fibre. Peu d’acidité, presque de la sucrosité, en tout cas de la jutosité. Une saveur soutenue, complexe et intense, longue comme une semaine sans viande… De la succulence vous dis-je ! A l’aveugle, je n’aurais pas été capable de discerner le gras du maigre, l’alchimie de la maturation ayant réalisé son œuvre. Outre un goût de viande grillée peu prononcé, les chairs révélaient une fin de bouche ressemblant curieusement à un vieux beaufort d’alpage : l’herbe, le lait et le beurre magnifié au sein de la matière protéinique transformée.
Un petit conseil: n’essayer pas de maturer vous-même un morceau de viande (même de grande qualité) dans votre réfrigérateur, car votre pièce pourrira et ne sera plus que bonne à jeter aux vautours!
Par Daniel Zenner
crédit photos ©Sandrine Kauffer-Binz et DR