Retour sur un diner en Septembre 2015 (ouverture). Précision, minutie, harmonie des couverts posés au millimètre près sur la table couverte d’une nappe blanche sans pli, qui effleure l’épaisse moquette. Volume délicat des verres en cristal disposés au dessus des assiettes blanches creuses et creusées. Le personnel de salle porte gants blancs. Les chefs de rang ainsi que les sommeliers s’activent calmement, tout en douceur, en élégance. La salle du restaurant est presque entièrement vitrée. C’est un immense cube en verre posé dans un parc dont les racines des résineux centenaires apparaissent ça et là, serpentant au milieu des parterres de fleurs éclairés.
Au dehors, la nuit. De puissants jets de lumière troublent l’intimité des houppiers de vénérables chênes. Suspendu au plafond, un imposant lustre en cristal prend ses aises au milieu de la salle. Il revendique sa place dans cet univers du beau, du luxe. A l’intérieur, ce monde est en noir et blanc. La lumière et les couleurs s’inviteront dans les assiettes.
Apparut ensuite, presque impoliment, un croustillant aux noix et mûres, quelque chose d’irréel. Puis un fragment de thon rouge, léger, aérien, nous fut servi à température du corps humain, rafraichi par les parfums des dernières framboises de saison réduites à l’état de purée d’une extrême finesse. Cela me fit sourire de plaisir.
Puis vint, en une portion bien dosée, une bisque de langoustines concentrée comme il se doit, quand la sucrosité naturelle des crustacés met en valeur les puissantes saveurs des entrailles de l’animal marin.
S’ensuivit un sorbet foie gras épousant une crème de yaourt aux myrtilles. Les couleurs rayonnaient dans les assiettes, les saveurs s’exprimaient en toute liberté, belles, osées, tentatrices, nouvelles, précises.
C’était un soir d’automne. La nature était encore exubérante en ce début de saison. Une exubérance retenue, mais pressentie dans les juvéniles parfums d’humus et de feuilles mortes portés par les premiers brouillards froids.
La nature indomptable, puissante mais extrêmement fragile, donnait le meilleur d’elle-même, comme pour retenir le temps, celui des premiers froids, des premières gelées, des brumes verglaçantes, sculptant chaque brin d’herbe en une œuvre glacée éphémère.
Encore des langoustines. La queue avait été escalopée en fines tranches translucides déposées sur une assiette en cristal, laissant apparaître par un jeu de contraste lumineux, le condiment choisi : un coulis de betterave rouge. Ce tubercule avait ancré ses racines diffuses dans les entrailles de la terre, s’imprégnant pendant sa croissance des subtilités impalpables de l’humus nourricier.
Terre/mer/caviar. Une petite cuillérée d’œufs d’esturgeon vint tenir causette à la langoustine et à la betterave, comme pour finir une histoire, comme pour clore en une émotion retenue les sensations complexes de la dégustation. La terre avait abrité la betterave, elle-même nourrie grâce à son feuillage captant sans relâche les ardeurs du soleil. Le tubercule avait emmagasiné en son sein, les réserves nourricières et vitales sous forme de sucre. L’océan avait patiemment nourri les crustacés, conférant à l’animal armé, des saveurs iodées, marines et océanes empreintes de noisette fraiche.
Nous n’étions qu’au début du menu. Un menu exceptionnel. Pourtant, la langoustine embrassait déjà la betterave rouge et le caviar, ces œufs d’esturgeon salés, un des aliments à la plus grande longueur en bouche. Cette particularité est due en partie au sel qui vient relever et concentrer le goût, mais aussi probablement à la nature même de ce poisson qui épouse autant les eaux douces des grands fleuves que les immenses prairies marines des océans du globe. Les oeufs, serrés les uns contre les autres sont rassemblés dans une poche constituée d’une fine membrane. Ils mûrissent pendant de longs mois dans les entrailles de la bête.
Un loup arriva sur notre table : un filet de Bar de ligne fut délicatement posé à côté d’un trait de vinaigrette translucide à la fleur de sureau. Malgré son absence de coloration, le condiment possédait toutes les saveurs attendues d’une vinaigrette : la finesse aromatique d’une huile d’olive de cru et l’acidité du vinaigre. Les parfums de la fleur de sureau, bien présents, légèrement muscatés, fleuraient discrètement le coings mûr et l’abricot séché. Une belle quenelle de purée de pommes de terre tint le rôle de liant, en assurant la cohésion des matières composant l’assiette. Cette fine écrasée de rattes du Touquet, peut-être de belles de Noirmoutier ou plus simplement de Charlottes ou de Désirée, laissait en bouche la suavité et la délicatesse d’un fin beurre noisette.
L’heure du macaron de homard bleu avait sonnée. Serti d’une sphère de potimarron et d’une autre au yuzu, il accapara tous mes sens. Les bulles parfaites et odorantes devaient être dégustées en une seule bouchée, éclatant simplement en libérant leurs saveurs uniques et précises. La puissante saveur du homard, noble crustacé et roi des océans, n’était pas détrônée par l’acidité du yuzu, ou le parfum châtaigne du potimarron : ces deux -là, jouaient le rôle de courtisans, parmi quelques graines de nigelle torréfiées. Le sommelier nous conseilla un Chardonnay de la maison Tissot, atypique, exprimant le terroir caillouteux avant l’aspect variétal, retenu, discret.
L’assiette suivante impliqua le choix d’un vin rouge puissant. Nous choisîmes un Saint-Joseph aux arômes de framboise et de cassis dont les tannins veloutés appuyèrent la rondeur d’un des cépages les plus extraordinaires de la planète : la Syrah, exprimant en finale la subtilité des parfums de la fragile violette et de la racine de réglisse.
Pour se mettre en bouche, rien de mieux qu’un bouillon de pigeon réalisé avec les carcasses. Quelques pois verts et de la ciboule croustillante vinrent tonifier le mets liquide. Une volute aérienne de mousse au pumpernikel terminait la tasse, donnant du volume au bouillon de pigeon, en flottant sur celui-ci.
L’assiette suivante fut une consécration toute en simplicité. La poitrine du même volatile était sûrement cuite à l’ancienne, au doigt et à l’œil, car d’un côté la peau croquait sous la dent, de l’autre la chair caramélisée offrait une pléiade de saveurs torréfiées. La poitrine, rosée au centre, laissait à la coupe échapper quelques gouttes transparentes d’un fluide parfumé. En seule garniture, juste un opéra d’olives Tagiatsché. Une sauce réduite, véritable concentré des arômes giboyeux du pigeon, séparait d’un trait noir la viande de l’entremet méditerranéen.
Le fameux et attendu Espuma de pommes de terre aux truffes vint clôturer en finesse le plat de résistance.
Changement de serviettes.
Le premier dessert fut pensé autour du raisin, en pleine forme en ce début du mois de septembre. Décliné en six façons, il nous régala par son extrême finesse, nous amusa par la diversité des textures. Du croquant et du mou, de l’acide et du sucré, du chaud et du froid, l’ensemble présenté comme une œuvre picturale.
L’automne fut encore fêté par l’arrivée discrète d’un pain perdu en croûte, de quelques cannelés Bordelais, d’un cœur en coque fourré de crème anglaise tiède, puis de sorbets aux agrumes de saison.
Un grand merci à Jean-Georges Klein et à son équipe. Je suis retourné mi-avril à la Villa Lalique en compagnie de quelques amis gastronomes. Nous avons fêté le printemps en compagnie du petit pois, de l’asperge, du homard, de la fraise. Tous les mets dégustés furent nouveau. Je vous raconterai, promis, car assurément j’ai vécu un des plus merveilleux repas de ma vie.
Par Daniel Zenner