Tous les cuisiniers ont le sentiment de bien savoir ce dont il s’agit… mais beaucoup hésitent quand même : s’agit-il d’un bouillon que l’on a clarifié ? D’un bouillon que l’on a dégraissé, clarifié à l’aide de viande hachée qui en a renforcé le goût ? Posez donc la question autour de vous, et vous observerez que les idées ne sont guère fixées. Pis encore : quand on demande d’où nos interlocuteurs tiennent leur « savoir », quand il y en a un, on s’aperçoit que les références sont souvent bien absentes.
Nos amis ont des excuses, parce que les dictionnaires généraux, qu’ils pourraient consulter, ne sont guère au fait des affaires de cuisine, et c’est ainsi que le Trésor de la langue français informatisé dit des consommés que ce seraient des bouillons de viande ou de poisson, généralement enrichis de légumes et d’aromates, concentrés à la suite d’une longue cuisson. Le Dictionnaire de l’Académie française, lui, se limite à dire qu’il s’agit d’un bouillon de viande concentré et clarifié.
Puisque nous n’avons pas confiance dans ces documents auxquels les cuisiniers n’ont généralement pas pris part, consultons un dictionnaire professionnel, tel le Dictionnaire universel de cuisine, de Joseph Favre : on y trouve la définition suivante : « Bouillon réduit à l’état de gelée ».
Ah, c’est bien différent de ce que nous pensions, n’est-ce pas ? Plus avant, Favre écrit encore : « Dans la cuisine moderne le consommé est un bouillon riche en viande, auquel on ajoute de la viande hachée pour en doubler les forces nutritives (voir BOUILLON). On fait du consommé de volaille, de boeuf, de veau et de gibier. Par la gélatine animale, la fibrine et l’albumine végétale qu’il contient, le consommé doit se congeler lorsqu’il est froid. On doit le faire cuire cinq heures et, dans ce but, on ne le sale pas ».
Le problème, dans cette seconde partie, c’est que Favre n’est pas chimiste, et qu’il ne peut y avoir d’«albumine végétale » dans un bouillon de viande, d’une part, et, d’autre part, que cette « albumine » est un mot ancien, et périmé !, des chimistes, pour désigner des protéines. Bref, oublions les explications chimiques des cuisiniers du passé, pour nous rabattre vers la recette que donne ensuite Favre :
« Consommé (Procédé général).
Formule 1071. — Préparer un bouillon (voir ce mot) selon la règle. Ajouter, par litre de bouillon, 125 grammes de viande de jarret de boeuf hachée. Pour une capacité de quatre litres, on met dans une casserole un ou deux oeufs frais, entiers, avec 500 grammes de viande hachée et de fines herbes, sans persil, également hachée; délayer en ajoutant peu à peu le bouillon et mettre sur le feu en remuant toujours jusqu’à ébullition. Retirer sur l’angle du fourneau et laisser réduire, d’un tiers de façon à retirer deux litres de consommé. Décanter et passer à travers un linge. »
Là, au moins, c’est clair… mais Favre est « tardif », et ses définitions sont souvent introduites sans justification historique. Regardons donc plutôt Marie Antoine Carême :
« Consommé blanc de volaille : après avoir habillé deux grosses poules, vous les mettez dans une marmite avec un jarret de veau du poids de trois livres ; puis vous la remplissez à plus des trois quarts de bouillon froid ou chaud, et la faites partir en la plaçant sur l’angle du fourneau ; par ce procédé, l’ébullition a lieu doucement, la partie de l’osmazome que contiennent les poules se dilate aisément ; le consommé est plus clair, plus onctueux, et par conséquent plus nutritif. Après l’avoir écumé, vous y joignez deux carottes, un oignon, un navet, un peu de céleri et deux ou trois poireaux liés en bouquet. Le bouillon étant salé, il ne faut point ajouter de sel au consommé. Après l’avoir fait mijoter pendant cinq heures consécutives, vous en retirez la graisse, les racines et les viandes ; passez le consommé dans une serviette ouvrée, ou bien au petit tamis de soie. »
On voit ici que le consommé se fait avec de la volaille, d’une part, que l’on cuit dans un bouillon, d’autre part. Il contient des légumes, et le but est aussi d’avoir un liquide corsé et clair. En revanche, on évitera de donner trop de crédit à Carême, qui cite un « osmazome »… qui n’existe pas ! Et l’explication qu’il donne est fautive, inventée. Une fois de plus, suivons les praticiens dans leurs pratiques, mais évitons de croire toutes les histoires de chimie qu’ils racontent… parce qu’ils ne sont pas chimiste ! En l’occurrence, l’osmazome est le nom qu’avait donné le chimiste Louis Jacques Thenard à l’extrait de viande dans de l’alcool pur. Et cela n’est donc pas ce qui passe dans l’eau d’un bouillon… sans compter que c’est un mélange très variable. Oublions l’osmazome !
Mais, pour en revenir à notre consommé, consultons maintenant Nicolas de Bonnefons, qui écrit en 1654 :
« Ces pieds de veau étant ainsi blanchis, vous les mettrez dans un pot de terre neuf pourvu qu’il soit bien net de graisse. Vous les accompagnerez d’une poule, chapon ou coq avec une demie rouelle de veau & n’y mettrez point de sel, faisant bien consommer le tout à force de bouillir & l’écumant soigneusement ».
On consomme un bouillon ? Pierre François La Varenne, trois ans plus tôt, a le même usage, dans une recette de boeuf à la mode : « Battez le bien & le lardez avec de gros lard, puis le mettez cuire dans un pot avec bon bouïllon, un bouquet, & toutes fortes d’espices & le tout eftant bien consommé fervez avec la sauce ». Idem pour l’auteur qui n’a signé que de ses initiales, en 1647 : « Mettez dans un pot quatre ou cinq livres de bon bœuf […] Quand il fera bien écumé ajoutez-y une demie livre de petit lard, & les abattis d’un ou deux agneaux selon le nombre des conviés, assaisonnez vostre bouillon de girofle, thym vert, écumez-le de nouveau si besoin est pour n’y laisser aucune impureté ; faites bien consommer le tout, & reduisez votre bouillon en forte qu’il soit jaune comme l’or ».
Ah, on faisait consommer ? Et oui : on disait jadis « consommer » pour « amener une chose à son terme ». Et Ambroise Paré, qui fut chirurgien de plusieurs rois de France, utilise dès 1590 le mot « consommé » pour désigner un « bouillon concentré où tout le suc de la viande est passé ».
En réalité, on ignore bien quand « tout » est passé, mais il y a l’idée du corsé. Les siècles plus récents ont ajouté l’idée de la clarification.
Hervé This