Liaisons à conserver

On sait combien les liaisons sont essentielles, en cuisine, mais on ne sait pas toujours qu’elles le sont depuis les débuts de l’art culinaire. Par exemple, dans le Viandier de Guillaume Tirel, au 15e siècle, il y a une étrange « vinaigrette », dont la recette est la suivante : « Prenez de la chair de porc broyée, et faites la roussir ; puis découpez-la et ajoutez des rouelles d’oignons, du lard, et mettez dans un pot à cuire ; quand ce sera cuit, ajoutez du bouillon de boeuf, et mettez à bouillir, puis ajoutez gingembre, graine de paradis et un peu de safran, du vinaigre, et faites boullir ; cela doit se lier et brunir ». Etonnant, non ? Serait-ce que l’oignon se désagrège à la cuisson ? Que le vinaigre désagrège les chairs ?

Il reste à faire l’expérience, mais, en tout cas Pierre François La Varenne, en 1651, est encore bien plus explicite, puisqu’il donne des «  Manières de faire les liaisons a conserver, pour n’avoir la peine de les faire à tous moments que vous en aurez à faire » : un peu comme du beurre manié que l’on ajoute au dernier moment pour une liaison actuelle.

Par exemple, il propose une « liaison d’amande », qu’il produit à partir d’amandes pilées au mortier et pilon, additionnées de bouillon, mie de pain, jaunes d’œufs, jus de citron, un oignons, sel, clou de girofle et champignons ; on porte rapidement à ébullition, on passe et on conserve jusqu’à ce que l’on en ait besoin : ici, la mie de pain libère de l’amidon empesé, mais, de surcroît, les amandes libèrent de la matière grasse qui s’émulsionne, tandis que le jaune d’oeuf vient épaissir la préparation.

Dans la foulée, il propose une « liaison de champignons », avec peu d’amandes battues, oignon, persil, mie de pain, jaunes d’oeufs et câpres, bouillon : le procédé de liaison est donc le même, triple, puisqu’il y a émulsion, liaison à la farine et liaison à l’oeuf.

Pour sa « liaison de farine », il utilise du lard fondu, de la farine que l’on fait roussir, de l’oignon, de l’essence de champignon, du vinaigre : cette fois, c’est un roux comme nous les faisons aujourd’hui.

Et il termine par une « liaison de truffes », qui se fait avec farine, bouillon, truffes, oignons, champignons, thym : encore une liaison à la farine.

Finalement, on voit que le mécanisme de liaison passe derrière la recette particulière : l’évolution de la cuisine a conduit celle-ci à mieux comprendre les mécanismes, et à séparer la liaison proprement dite, du goût de celle-ci. Par exemple, à l’époque « classique », on aurait lié à la farine, lié au sang, lié à l’oeuf, lié par émulsion. Et, aujourd’hui, la vague de la cuisine moléculaire étant passé par là, on a multiplié les possibilités, et lié par émulsion, lié par suspension, lié par concentration, lié par foisonnement, notamment.

Par Hervé This