Dernièrement, un ami cuisinier m’appelle pour me demander, où il pourrait trouver une grande variété de poissons d’eau douce pour réaliser la véritable matelote du Ried.
Ami gourmet et gourmand, réveille toi ! Nous sommes en 2012 ! Fini les brochets pépères, gras comme des moines qui hantaient les mille bras mort du Rhin, car celui-ci est canalisé, dompté et n’est plus que l’ombre de lui-même. Exit les anguilles, qui frayaient dans les dernières forêts alluviales d’Europe quand celui-ci débordait pour nourrir les près inondables, entretenir les marais, abriter des multitudes de canards, canepetières et oies sauvages.
Certains animaux, comme l’outarde, qui ressemblait à une petite autruche, trop chassés, ont totalement disparus ; les Romains installés en Alsace à côté de Breisach, se plaignaient il y a deux mille ans de ne pouvoir dormir la nuit tant ces volatiles étaient nombreux et bruyants ! Pour info, vous pouvez allez admirer le dernier spécimen tué fin du 19ème siècle, empaillé, au Musée Zoologique de Strasbourg.
Mais revenons à nos poissons d’Alsace. Les saumons remontaient jadis le grand fleuve pour aller se reproduire jusqu’au fin fond de ses affluents. Ils remontaient alors bravement la masse d’eau indomptée, sans avoir à passer les quelques trop rares passes à côté des centrales hydro-électriques. Celles-ci d’ailleurs ont un débit d’eau trop peu important et les quelques bêtes, qui les empruntent se blessent sur le béton râpeux (Avant il y avait les doux galets polis par les caresses de l’eau).Le poisson à chair rouge était abondant, exporté salé jusqu’à Amsterdam et Paris pour honorer la table des grands Rois. A ce propos, il existe une légende encore bien ancrée dans la tête des Alsaciens, celle qui veut “qu’un maitre ne pouvait donner à ses ouvriers plus de deux fois du saumon par semaine”. Le texte, il est vrai existe. A cette époque, le saumon était abondant, mais par son prix constituait une denrée de luxe. Souvent, après le marché, les poissons invendus étaient remis en vente le lendemain, jusqu’à ce qu’ils trouvent preneurs. Imaginez l’aspect des saumons après quatre jours en plein été. Ce sont ces bêtes en état de décomposition que les maîtres achetaient à bas prix pour nourrir les ouvriers. Il ne s’agit donc pas de protéger les ouvriers lassés par l’ingestion tous les deux jours de saumon frais cuisinés à la Pompadour ! La loi a été promulgué dans un but sanitaire et salutaire car les empoisonnements étaient trop fréquents.
L’écrevisse “patte rouge” a depuis longtemps déserté nos ruisseaux, anéantie par le cumul de la pollution des eaux, de la destruction de leur habitat, de la surpêche et de la venue d’une congénère Est-Américaine venue il y a un siècle en France. Celle-ci lui a assené le coup de grâce en lui offrant une vilaine maladie, dont elle n’avait aucun anticorps pour se défendre. Notre écrevisse alsacienne est aujourd’hui inscrite sur la liste des espèces en voie de disparition.
Cancre à l’école, je passais la plupart de mon temps libre sur les bords du Canal du Rhône au Rhin où nous levions de beaux brochets. Les rives du canal de Colmar nous offraient d’autres espèces. Certaines journées, avec le Fritz ou le Bernard, nous emplissions nos bourriches de cent goujons, perches-soleils, gardons, tanches, barbeaux et brèmes. Pourtant, en 1975 déjà, les vieux pêcheurs se plaignaient. Plus aucun poisson ne pouvait survivre dans l’Ill, devenue un égout à ciel ouvert. Ce cloaque était recouvert en totalité de plaques brunes, qui se disloquaient au passage du barrage de Colmar, en dégageant de fortes odeurs putrides. En face, une immense bouche en béton déversait des flots de mousses diversement colorées. Cela dépendait des textiles teint dans l’usine Crylor, un peu en amont.
Qui peut se targuer aujourd’hui d’avoir dégusté il y a peu une friture de goujon ? Un sandre du Rhin au beurre blanc, un brochet de l’Ill (de l’Ill) à la crème ? Une perche-soleil ? Une grosse truite de la Thur ou de la Doller ? Certes, il reste quelques lacs et ruisseaux dans les Vosges, qui abritent encore de l’omble-chevalier, du corégone blanc, de la lotte d’eau douce, du saumon de fontaine mais, ces quelques bestioles de choix sont réservées aux rares pêcheurs aguerris.
Chers amis gastronomes, je vous peins un tableau bien triste mais il reste de l’espoir. Depuis 1986, les Suisses ont interdit les phosphates dans leurs lessives. Les usines de Bâle, après quelques catastrophes majeures restées dans nos mémoires contrôlent leurs déversements dans le Rhin. Il paraît qu’ils lavent l’eau ! Plus de plomb dans l’essence, moins de PCB, bref, les poissons reviennent dans le grand fleuve en état de réadaptation fonctionnelle.
Deux pêcheurs professionnels exercent encore leur métier sur le Rhin (plusieurs sur le côté allemand). Mais n’imaginez pas pouvoir vous approvisionner chez eux car ils transforment tous deux l’essentiel de leur pêche. Quelques bonnes maisons réussissent cependant encore à avoir de beaux spécimens, mais il faut acheter le poisson quand il est pêché. L’anguille du Rhin sur commande, ça n’existe pas.
En 1277, un énorme saumon fut capturé sur le Rhin, à Bâle. Les prise de bêtes de plus de 20 kilos n’étaient pas rares… Au 13ème siècle, pas moins de 1500 pêcheurs étaient recensés sur l’Ill. De 1530 à 1552, deux ordonnances réglementaient la pêche sur cette même rivière. Strasbourg et Colmar possédaient leur corporation. A Ensisheim, en 1590, un règlement n’accordait le droit de pêche que pendant trois jours, à un seul individu par ménage. A la veille de la révolution Française, la corporation des pêcheurs de Strasbourg comptait 96 membres actifs.
Au 17ème siècle, Léonard Baldner compte 45 espèces de poissons en Alsace ! Des grandes espèces voyageuses comme L’alose, l’esturgeon, le saumon, le saumoneau, la lamproie fréquentaient alors abondamment le Grand Rhin.
Imaginez ! En 1588, 88000 nasses furent retirées des eaux de Strasbourg ! En 1647, en un seul jour, 147 saumons furent mis en vente et en 1535 le marché de Guebwiller en vit 90 pièces. Les carpes du Rhin dépassent allégrement les 20 kilos, certaines de 49 livres…En 1744 Louis XIV se vit offrir par la ville de Strasbourg un brochet de 36 livres !
Les anguilles atteignaient aisément 4 kilos, celles vivant dans l’Andlau étaient réputées. Les truites de la Fecht et de la Thur étaient courues, elles se vendaient à fort prix. Dans l’Ill, il n’était pas rare de pêcher ces salmonidés d’un poids oscillant entre 12 et 14 livres. Les esturgeons, dont ont jetait les œufs à l’époque, sans être abondant, atteignaient quelquefois un poids de 200 kg !
Le silure hantait peu nos cours d’eau. Une chronique de 1569 mentionne le fait qu’un individu fut pêché dans l’Ill. Il fut placé dans un vivier où on le nourrit jusqu’en 1621 : il avait alors 5 pied de long, soit à peu près 1 mètre cinquante.
En 1807, on se plaint déjà de la dépopulation des rivières d’Alsace, des règlements sévères sont formulés pour réglementer la pêche. Mais le déclin de nos populations de poissons d’eau douce est amorcé. Inexorablement, les cours d’eau se dépeuplent.
Dernièrement, pour ses soixante ans, un ami voulait que je lui prépare une matelote “à l’alsacienne” ! Je me suis donc adressé à mon poissonnier (dans la filière professionnelle) qui m’a commandé ce que je voulais, à savoir :
Trois kilos d’anguille. Je les attendais grosses. Elles vinrent de Loire, frétillantes, mais ne dépassant guère 30 centimètres. Ma bourriche d’écrevisses bien en forme arriva de Turquie, le sandre de 3.5 kg d’Estonie, le saumon d’Ecosse… , le brochet de 4 kg (pour les quenelles) de Lituanie.
Les seuls poissons d’Alsace que j’employai furent de l’omble-chevalier et de la truite fario de la pisciculture d’Orbey. Le beurre vint de Normandie, les champignons de Hollande ; la crème fraiche et le vin… d’Alsace !
Bref ma matelote, bien qu’excellente, fut Européenne !
Par Daniel Zenner