Alors que je perfectionne le Glossaire des métiers du goût qui veut aider les cuisiniers, pâtissiers, boulangers, charcutiers, bouchers, sommeliers, maîtres d’hôtel, je me heurte à la question des « crèmes ».
Par le passé, j’ai discuté ici la question des crèmes fautivement dites « Chiboust », mais qui ne sont que des crèmes à Saint-Honoré. J’ai discuté les crèmes anglaises, qui n’ont pas autant d’oeufs qu’elles devraient (16 jaunes au litre de lait) et ne devraient souvent être nommées que des crèmes anglaises allégées. J’ai discuté les bavaroises, etc. Il est temps de remettre cela à plat.
La crème : un appareil
En commençant avec le livre de pâtisserie le plus ancien que j’aie (1856), par Louis Bailleux. Il range ses recettes de « crèmes » dans le chapitre des « appareils ».
Par exemple, on trouve un « Appareil à Frangipane, dite Crème pâtisserie ». Nous avons bien lu : c’est une « crème pâtisserie », et pas une crème pâtissière. Puis il enchaîne avec une « Crème d’amandes », qui se fait avec des amandes douces pilées, du sucre en poudre, du jus de citron et de la crème de lait. Très utilisée aussi, dans ses diverses préparations, l’« Appareil à crème de riz », qui se fait avec du riz cuit dans du lait, zeste de citron et beurre ; on ajoute alors des œufs entiers, du sucre en poudre et de l’eau de fleurs d’oranger.
Un autre appareil important semble être l’« Appareil à Crème de Pithiviers à la vanille », fait d’amandes pilées, sucre, beurre, œufs entiers et vanille. Ou encore l’« Appareil à crème aux pistaches », fait de pistaches pilées, avec jaunes d’oeufs, sucre, lait. Et nous terminerons avec l’« Appareil dit Crème anglaise », qu’il fait avec quatre jaunes d’œufs, cent vingt-cinq grammes de sucre en poudre, un quart d’un litre de bon lait, dans lequel on place deux gousses de vanille. On croit qu’il suffit de cuire pour avoir l’appareil ? Erreur ! Il reste, selon lui, à dissoudre de la gélatine, à passer la préparation au tamis, et à laisser refroidir jusqu’au moment d’y mêler de la crème dite Chantilly !
Passons à Jules Gouffé (1873), qui évoque également la crème d’amandes (amandes, sucre, beurre, œufs), la crème pâtissière, dite frangipane, et la crème Saint-Honoré. C’est à peu près ce que préconise M. Lacam en 1878, dans Le nouveau pâtissier glacier : sa crème d’amandes est faite d’amandes, oeufs, rhum, beurre, sucre. Sa crème frangipane composte farine, sucre, oeufs, lait, oeufs, fleur d’oranger. Sa crème pâtissière est comme celle d’aujourd’hui. Il y a aussi une « crème à choux » (sucre, jaunes, peu de farine, fouetter, lait, vanille) et la crème à Saint-Honoré.
Bien mieux : Joseph Favre, en 1889
Celui qui, bien mieux que le Guide culinaire, a fait un état des crèmes, est Joseph Favre, avec son Dictionnaire universel de cuisine, en quatre tomes. Nous avons considéré quelques-unes de ses crèmes, avant de donner son éclairante classification.
Par exemple, dans sa « Crème d’amande pour gâteau », il utilise des amandes, du sucre, du beurre, et, cela étant pilé jusqu’à être homogène, il l’ajoute à de la crème pâtissière.
Pour sa crème bavaroise, il dit bien que c’est une boisson qui a pris naissance à la cour de Bavière à la fin du dix-septième siècle : on fait une infusion de thé, très forte ; on met un jaune d’œuf dans un verre, on y ajoute une cuillerée à café de sucre en poudre ; on travailler de manière à faire mousser cet appareil en ajoutant par petite quantité le thé et du lait fraîchement cuit; achever l’opération en y ajoutant deux petits verres de kirsch.
Mais il indique que « L’on appelle également bavaroise une crème glacée (Voir Colbert), semblable au fromage bavarois, mais cette dénomination est impropre, car le Colbert n’a ni les mêmes éléments dans sa composition, ni le même goût, ni les mêmes propriétés. Il n’y a donc qu’un bavarois (entremets froid); une bavaroise (boisson chaude) ; et une bavaroise (sauce ).
Mais vient surtout cette « Remarque », que je donne en totalité, parce qu’elle permettra aux artisans modernes de mieux s’y retrouver :
« En abordant les séries des crèmes alimentaires que j’ai classées dans un ordre nouveau et méthodique, je dois au lecteur quelques lignes explicatives pour justifier l’utilité de ce classement en lui démontrant dans quel état se trouve la cuisine contemporaine avec ces fatras d’ouvrages à pièces montées confondant tout et ne distinguant rien. En effet, les Traités de cuisine les plus autorisés sont peu ou point lucides et confondent crème à la Colbert, à l’anglaise, à la française et crème pour glaces; cela parce que certains auteurs voulant s’attribuer le mérite qui ne leur appartient pas, n’ont pas voulu suivre les données établies par Carême en lui reconnaissant sa propriété. Pour ne pas le citer, on devait nécessairement tronquer ses formules et changer les noms; ce qui a été le point de départ des plus étranges interprétations par une foule d’ouvrages qui constituent les types de grimoires. Sur ces contradictions ont été publiés plusieurs ouvrages par des auteurs d’ailleurs d’une grande valeur littéraire, mais d’une ridicule ignorance sur les sujets culinaires qu’ils ont prétendu traiter de main de maître. Tous, jusqu’au Grand dictionnaire Larousse, se sont faits les éditeurs complaisants de compilations amphibologiques, qui ont complètement dérouté le praticien du progrès dont la voie avait été ouverte par Carême.
Pour ne parler que des ouvrages des cuisiniers, je trouve Carême faisant la crème française avec des jaunes d’oeufs, du lait aromatisé, du sucre, de la gélatine et refroidie comme un bavarois. Cette même crème, je la trouve dans Gouffé sous le nom de Colbert, en y ajoutant de la crème fraîche. Ce n’est pas tout, on trouve dans les ouvrages de Dubois, sous la rubrique anglaise, la crème ou appareil pour glaces ! On se demande quel titre on donnerait à la crème que l’on sert comme entremets accompagnée de pâtisserie et qu’un ouvrage récent dénomme aussi à l’anglaise? Il n’est d’ailleurs pas rare d’appeler à l’anglaise ce qu’à Londres on nomme à la française, mais l’Art n’a pas de patrie.
En d’autres termes, la cuisine française est la cuisine de toutes les nations civilisées et il importe surtout pour le cuisinier français de se faire comprendre, et qu’il soit compris dans tous les pays du monde.
Les 10 genres de crèmes
Pour la lucidité de l’ouvrage et la facilité de l’opération, je les classe en dix genres, comprenant plusieurs variétés chacun :
- Les crèmes fouettées ou à la Chantilly;
- Les crèmes mousselines ;
- Les crèmes d’office;
- Les crèmes pâtissières ;
- Les crèmes françaises;
- Les crèmes prises ;
- Les crèmes à glaces;
- Les crèmes liqueurs;
- Les crèmes végétales ;
- Les crèmes servant de potages ;
- Les crèmes animales. »
Et je termine en donnant quelques exemples :
– les crèmes fouettées, ou à la Chantilly : de la crème de lait fouettée, et aromatisés (café, marasquin, etc.)
– les crèmes mousselines se distinguent des crèmes fouettées par le glaçage, qui les fait classer dans un ordre autre que les crèmes collées ; ce sont des crèmes fouettées, aromatisées et sanglées au naturel sans gélatine ;
– crèmes d’office : les crèmes qui se servent comme entremets et accompagnées de pâtisserie; n’étant pas des crèmes pâtissières proprement dites, ni des crèmes fouettées, et se traitant de différentes manières ;
– crèmes à la française : ce sont les crèmes cuites contenant de la gélatine et servant à former des entremets froids ;
– crèmes prises : aussi nommées : crème renversée; crème en pot; pudding Saint-Clair et flan (appareil composé d’oeufs, de lait, de sucre, d’arôme et cuit au bain-marie) ;
– crèmes à glace : appareil à la crème servant à faire les glaces ;
– crèmes liqueur : on classe sous ce titre les liqueurs siropeuses à différentes bases, telle la crème de cassis ;
– crèmes de potage : terme générique des potages rendus en purée, passés à l’étamine et liés avec de la crème où du lait et des jaunes d’oeufs.
Et c’est ainsi que, dans les cuisines et les laboratoires, on se comprendra mieux quand on se parlera.
Par Hervé This