Elles sont là!
Chaque fois que je passais à Sigolsheim, je guettais les imposantes rangées couvertes de plastique noir. Je me voyais déjà éplucher quelques kilos; j’imaginais la saucière en porcelaine blanche remplie à ras bord d’une sauce hollandaise au beurre cru de la ferme d’en bas; je savais que j’allais ouvrir un muscat pour fêter la joie de vivre, ce merveilleux printemps et nos fières et goûteuses asperges.
Ce matin j’écris, ce soir je me délecterai des premières asperges d’Alsace, car chaque année, je n’en achète jamais avant l’arrivée de celles de ma terre natale. Pourtant, on voit de tout sur les étals des supermarchés, non! Je n’ai pas voulu casser mon serment de l’asperge. Comme pour les fraises ou la rhubarbe, j’attends patiemment que dame nature fasse son œuvre.
L’engouement que connait l’asperge est probablement dû, outre ses nombreuses qualités diététiques et gustatives, du fait qu’elle est un produit de saison. Nos ingénieurs agricoles et scientifiques bricoleurs du vivant et trafiqueurs de gènes n’ont pas encore réussi à faire ériger cette succulente tige de la terre nourricière en plein mois de septembre! Et c’est tant mieux.
L’asperge appartient à la famille des Asparagacea. Son origine est à trouver du côté de l’Est du bassin méditerranéen. On la trouve d’ailleurs à l’état sauvage au Maghreb ou en Espagne et je me rappelle de quelques belles cueillettes au mois de février sur les hauteurs de Toulon, dans l’arrière Pays Provençal. La plante s’accommode fort bien d’un sol calcaire et très sec (on dit qu’elle est xérophile)
Pour vivre, à l’instar de tous les végétaux dont la vie des humains dépend pour manger ou respirer, l’asperge doit flirter avec le soleil. Dès les beaux jours, la terre se réchauffe. L’aspergiculteur aide ce phénomène en disposant des bâches noires. Puis la tige émerge. C’est à ce moment là qu’une armée de travailleurs saisonniers les prélèvent adroitement. Au bout de deux mois environ, l’agriculteur laisse les asperges pousser. En voyant la lumière, elles rougissent un peu puis deviennent vertes. De fines feuilles se développent puis se déploient : ce sont les batteries solaires de l’asparagus qui vont stocker de l’énergie dans les rhizomes de la plante, sous forme de sucre notamment. Si le paysan prélève trop de tiges, le végétal ne pourra pas renouveler ses réserves d’énergie et mourra. Maintenant vous avez compris pourquoi au mois de juillet, vos champs d’asperges préférés se sont transformés en un vaste buisson vert frôlant presque deux mètres de hauteur… Attendez encore un peu, vous verrez peut-être apparaître de petites baies rouges sur certains plants, car notre asparagus est dioïque (un papa et une maman sur un plant différent, à l’instar du kiwi, de l’ortie ou du houblon)
Botaniquement, je ne vous embête plus.
Voilà que je me réjouis pour le dîner de ce soir. Mes deux kilos sont commandés et cueillis du jour obligatoirement!
J’hésite encore entre la fameuse sauce hollandaise, véritable sauce-culte qui ombragera sans nul doute possible les qualités diurétiques de mon légume, apprécié par les antiques Grecs ou Romains. J’adore aussi une bonne et classique mayonnaise maison pour les accompagner. Je les cuis à la vapeur en les laissant encore un peu croquantes. Il n’y a rien de pire que de tristes asperges de cinq jours, molles et flasques, ayant séjourné trop longtemps dans une eau bouillante.
Le premier producteur mondial d’asperges en boite est la Chine, le premier pour les fraîches est le Pérou. Il est vrai que les asperges de ce pays sont de saison là-bas en décembre…On leur a piqué le cacao, la patate, la tomate et le maïs, justice est faite, ils nous ont piqué l’asperge!
Mais je suis quand même triste…
J’ai passé mon enfance à Horbourg, un petit village séparé de Colmar par l’Ill. Mes copains d’enfance étaient tous enfants de fermiers (pardon exploitants agricoles). Je passais donc la plupart de mon temps libre avec eux ( salut les Ittel, Mérius, Hanser, Jauss…) Je me rappelle le temps des asperges. Tout le village était en ébullition : le village sentait l’asperge! Je vois encore les centaines de kilos baigner dans l’immense auge en grès rose qui servait habituellement d’abreuvoir pour les chevaux. Je sens encore le parfum fort de ces asperges car ce village pouvait s’enorgueillir de posséder sa propre variété : la “Géante de Horbourg”, réputée pour la finesse de son goût et son calibre appréciable.
Probablement issue d’une “Argenteuil” sa culture sur les sols limoneux lœssiques légers, principales alluvions des débordements de l’Ill, est attestée dès 1860. Et mieux encore! J’ai retrouvé sa trace dans un ouvrage de 1893 ( L’Art Culinaire, écrit à Paris) qui parle de l’asperge de mon village en ces termes : “Comme légumes, nous avons les asperges de Horbourg et de Hoerdt qui valent les “Argenteuil” sous le rapport de la finesse et du parfum…”
Et voilà qu’un gros coup de blues me submerge. Où est donc passé le goût des asperges de mon enfance? Plus jamais je ne l’ai retrouvé. L’asperge d’Alsace était autrefois, comme la vigne, une histoire de terroir. Certes, quelques-unes étaient amères ou filandreuses, mais quelles saveurs! Redonnez moi mon asperge de Horbourg! Dehors les clones et les hybrides Hollandais aux doux noms de “Grolim” et “Gimlim” qui représentent plus de la moitié des griffes plantées en France! Et on s’en fout du terroir, on les plante aujourd’hui au bord d’une autoroute sur les déblais de terrassement!
Et je suis triste. Sur les champs d’autrefois, se dresse aujourd’hui une salle polyvalente, des cours de tennis, un lotissement cages-à-lapins, un Babou, un Leclerc, un Match, des vendeurs de voiture, et bien pire : un “restaurant ” américain qui vend de la malbouffe rapide pour les incrédules. Les vingt quatre fermes en activité de mon enfance et les cent paysans amateurs qui cultivaient l’asperge ont tous disparu. Je ne pense pas que subsiste encore à ce jour la moindre griffe de la Géante de Horbourg!
Un peu d’histoires…
Dès le XVII siècle, trois variétés d’asperges sont connues en Alsace: la “Grüene Spargel,” la “Weisse Darhstmedter Spargel” et la “Ulmer Spargel”. D’après mes recherches, la culture dans les villages de Hoerdt et Horbourg est assez ancienne (au moins 1860). A la veille de la seconde guerre mondiale, sa culture est attestée à Haguenau, Geudertheim, Ittenheim, Lampertheim, Berstett et Strasbourg et plus récemment Illfurth, Rumersheim-le-Haut, Dorlisheim et Village Neuf.
L’alsacien noue une étroite relation avec l’asperge. Chaque année, les membres du Conseil de l’Europe et du Parlement se soumettent au traditionnel rite du repas d’asperges…
Aujourd’hui, faisant fi du terroir et des variétés anciennes, les plantations émergent dans toute l’Alsace. Des cultivars exclusivement mâles, hybrides à 100%; ou des clones hollandais sont plantés du Nord au Sud de notre région. Ils ont pour doux noms : “Vitalin”, “Orane”, “Acalim”, “Darondine”, “Vegalim”, “Obelisk” ou “Rambo” entres – autres. Mais payez donc un stage de poésie à ces créateurs de nouveaux végétaux! Connaissent-ils Prévert? Et un autre stage pour les éduquer au goût qui reste le dernier critère de sélection après la bonne résistance aux maladies, la production, la longévité des plants, le conditionnement et l’aspect. Pourtant, l’ancienne variété “Prebelle” est toujours disponible en Provence comme “l’asperge de Lauris”, la “Villelaure”, la “Pertuis”, la “Permes-les-Fontaines” et en Italie la fameuse et recherchée ” Pourpre de Ligurie”
Bon, ce soir je mangerai mes premières asperges fraîches et de saison. Je devrais oublier quelques souvenirs d’enfances. Mes asperges seront tendres, non amères, un peu flotteuses, un peu sucrées, avec dix fois moins de ce goût d’asperge que je n’ai plus jamais retrouvé!
Par Daniel Zenner