La Forêt Noire, est un dessert typique à retrouver le long de la frontière rhénane. Hervé This, vous explique l’histoire et les particularités de cette spécialité, composée d’une génoise moelleuse au cacao, imbibée de Kirsch, de griottes charnues et de chantilly.
“Rien n’est plus simple qu’une recette quand on y pense un peu… et quand on part d’un texte auquel on puisse faire confiance.
À la fin d’un bon repas, il faut de bons desserts, bien sûr ! Et même sans avoir le bec sucré, il y a des préparations merveilleuses, intelligentes, gourmandes… Le gâteau de la forêt-noire vous semble plus allemand qu’alsacien ? Erreur… car n’oublions pas que « l’Ami Fritz », prototype célèbre d’Alsacien inventé par les écrivains Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, vivait sur la rive droite du Rhin. Car oui, l’Alsace est ce pays béni des dieux, entre les Vosges et le Schwarzwald, la Forêt-noire. D’ailleurs, avant que Louis XIV ne vienne envahir l’Alsace actuelle, l’ensemble du pays, rive gauche ou rive droite, était sous la même juridiction badoise. Et la gourmandise était commune ! Le gâteau de la Forêt-noire ? Un gâteau alsacien, donc, qui nécessite ces cerises si abondantes dans nos villages (on les nomme surkirch ou siesskirschla, c’est-à-dire griotte), cette crème chantilly que l’on fait si bien avec la crème des Vosges, comme on le verra plus loin. Mais il nous faut arriver au propos central de ce texte : voir comment une recette raisonnée est simple à faire, comment les plats sont améliorés par quelques analyses posées sur des bases scientifiques saines.
Imaginons que l’on nous donne la recette suivante :
1. Battre 4 jaunes d’oeufs avec un même volume de sucre.
2. Battre les 4 blancs en neige.
3. Mélanger les jaunes battus avec 50 g de poudre de cacao, 50 g de farine, une goutte d’arôme amande, puis les blancs.
4. Mettre dans un moule de 26 cm de diamètre.
5. Cuire à 180°C pendant 40 minutes.
6. Laisser refroidir avant de démouler.
7. Couper la génoise en deux, et mettre dedans une boite de cerises, tandis que l’on mêle au jus de la vanille et un arôme d’amande.
8. Déposer par dessus au milieu une couche de crème fouettée, reposer la seconde moitié de la génoise, puis couvrir de crème fouettée; ajouter des copeaux de chocolat.
9. Mettre au froid.
Faut-il utiliser cette recette, ou plutôt la suivante ? À partir de 145 g sucre, 65 g beurre, 4 œufs, 30 g d’amandes, poudre de cacao. Serrer les jaunes avec 50 g de sucre. Puis ajouter le beurre. Mêler les blancs meringués avec 100 g de sucre. Cuisson 40 min à 180°C. Faire un sirop avec 200 g de sucre, du kirsch. Monter le gâteau avec 60 cerises et 800 g de crème chantilly ? Nous sommes bien perplexes, parce que, sans tester, nous n’avons pas de bases solides pour juger… sauf si nous analysons, comme nous allons le faire maintenant.
Quelques idées essentielles
Oui, il y a des idées essentielles, qui permettent de bien réussir le gâteau, et nous nous proposons maintenant de les discuter, les unes après les autres : ce seront les clés d’un gâteau parfaitement réussi. Commençons par observer que la réalisation de ce gâteau nécessite (1) une génoise chocolatée; (2) un sirop de trempage de la génoise; (3) des cerises; (4) une crème fouettée. Pour la génoise, il y a mille façons de s’y prendre, et il y a aussi beaucoup d’idées fausses jusque dans les livres de recettes professionnelles. Ce qui est essentiel, c’est de bien conserver à l’idée l’objectif, qui est de faire une préparation « foisonnée », mousseuse, alors que l’on mêle de la poudre de cacao et de la farine à des jaunes et blancs d’oeufs battus en neige : là, il y a une sorte de paradoxe, parce que ce mélange fait souvent retomber les mousses… sauf quand elles sont bien préparées par le travail antérieur. Ainsi les jaunes d’oeufs méritent d’être battus très énergiquement avec du sucre : c’est seulement ainsi, quand ils sont devenus vraiment parfaitement blancs, qu’ils sont en réalités foisonnés, en une mousse qui tient très bien. Parfois, les livres de cuisine signalent qu’il faut « faire le ruban », mais ils n’insistent pas assez : ce n’est pas suffisant que la préparation soit lisse, avec le sucre bien dissout dans l’eau apportée par les jaunes (oui : la moitié d’un jaune d’oeuf, c’est de l’eau où le sucre peut se dissoudre); il faut surtout dire que l’on doit battre pour introduire de l’air, et c’est parce que les jaunes sont battus et plein de bulles d’air qu’ils blanchissent, comme blanchissent d’ailleurs des blancs battus en neige. À noter aussi qu’il faut éviter de laisser séjourner des jaunes avec du sucre sans battre, sans quoi le foisonnement sera bien plus difficile à opérer, pour des raisons que je ne détaille pas ici.
Bref, pour ne pas faire retomber l’appareil avec le cacao et la farine, il faut des jaunes bien foisonnés… et aussi des blancs d’oeufs battus en neige très ferme. Là aussi, il faut des conseils, et notamment de bien prendre garde à ne pas faire « grainer » les blancs : surtout avec des batteurs électriques qui tournent très vite, on risque de voir apparaître des points blancs dans la préparation, et cela est à éviter. Pour faire des blancs très fermes, on commencera donc par battre les blancs en neige et, quand ils seront modérément fermes, on leur ajoutera du sucre, avant de battre, comme quand on prépare une meringue : des blancs ainsi « meringués » tiennent bien mieux à l’ajout de poudres variées. Mais il faut les « serrer », c’est-à-dire les battre vraiment beaucoup, le sucre protégeant contre le grainage. Quand blancs et jaunes sont ainsi bien préparés, on peut faire le mélange des ingrédients de la génoise chocolatée dans l’ordre suivant : les jaunes, le cacao et la farine, l’arôme amande, et enfin les blancs en neige, que l’on mêle en les travaillant le moins possible. Le tout dans un moule, et aussitôt dans le four préchauffé… mais en n’oubliant pas de poser le moule sur la partie inférieure – la « sole » – du four : c’est parce que le gâteau sera chauffé par le fond qu’il gonflera, l’eau qu’il contient s’évaporant et faisant des bulles de vapeur qui poussent les couches de gâteau vers le haut.
À la sortie du four, tout sera plus facile :
Pendant que le gâteau refroidit, on prépare un sirop léger (il y a déjà beaucoup de sucre) avec du kirsch, de la cannelle, de l’aromatisant à l’amande et de la vanille. Évidemment, on ne chauffera pas trop, sous peine de perdre inutilement les composés odorants. Et, un conseil : conservez l’aromatisant à l’amande dans un récipient tenu à l’abri de la lumière et de la chaleur, comme pour les huiles.
Le gâteau étant froid, on le démoule, on le coupe en deux, on imbibe abondamment la moitié inférieure et l’on garnit de cerises, fraîches ou au sirop, avant de couvrir de crème fouettée. Et là, il y a encore lieu de préciser comment il est bon de s’y prendre pour bien faire. Certes, avec les crèmes des Vosges on est surpris de voir combien la crème monte vite (j’ai mesuré 22 secondes!), mais on aura toujours raison de mettre la crème, le récipient et l’ustensile au réfrigérateur ou, mieux encore pour le récipient et l’ustensile, au congélateur. Battre, on le fait en introduisant des bulles d’air jusqu’au moment, où les branches du fouet laissent des traces stables dans la mousse. Attention de ne pas pousser le battage trop longtemps ! On couvre donc les cerises de crème fouettée, ou de crème chantilly si l’on préfère un gâteau plus sucré… mais mes essais me montrent qu’il vaut mieux une crème non sucrée pour l’intérieur, et une crème sucrée, donc chantilly pour la partie supérieure, ou l’inverse à votre choix. Car une fois la crème posée, on dépose la seconde moitié de génoise, on imbibe à nouveau de kirsch parfumé, et l’on couvre le tout de crème fouettée. Personnellement, je suis partisan de cerises supplémentaires sur le dessus. Il faut alors mettre au frais, d’une part pour que le gâteau tienne bien, mais, aussi pour que le sirop au kirsch se répartisse bien, que le biscuit s’équilibre : deux heures environ.
Les quantités, dans toute cette affaire ? Je les donne maintenant, avec quelques commentaires, en signalant que, personnellement, je ne pèse pas, mais me limite à bien penser aux effets que je veux obtenir :
1. Préchauffer le four à 180°C. 2. Battre 4 jaunes d’oeufs avec du sucre : le volume de sucre est environ celui du jaune d’oeuf. 3. Battre les 4 blancs en neige bien ferme, puis battre encore avec du sucre : cette fois, il faut ajouter du sucre de sorte que l’on voit la préparation devenir bien lisse et brillante, quand on bat. 4. Mélanger les jaunes battus, puis 50 grammes de poudre de cacao, 50 grammes de farine, une goutte d’aromatisant amande, puis les blancs battus : ici, il faut un cacao amer, puissant, et ne pas lésiner, mais prendre garde au fait que, en excès, il fait trop durcir la préparation ; il me semble que 50 grammes environ font une bonne mesure. Idem pour la farine, qui fera tenir le gâteau, mais qui risque de le rendre moins tendre. Pour l’aromatisant à l’amande, c’est une question de goût, mais il faut le sentir ! 5. Mettre dans un moule de 26 cm de diamètre : il faut qu’il soit assez haut, parce que la génoise doit normalement bien gonfler; et, bien sûr, on peut beurrer les parois pour faciliter la montée de la génoise. 6. Cuire à 180°C pendant 40 minutes : le gâteau doit être enfourné aussitôt, dans un four préchauffé. 7. Laisser refroidir le gâteau avant de démouler, sans quoi il se casse. 7. Couper en deux disques; en remettre un dans le moule; puis déposer des cerises dénoyautées au sirop (ne pas lésiner). 8. Bien récupérer le jus des cerises, et lui ajouter au moins 20 centilitres de kirsch, avec de la vanille liquide, cannelle et aromatisant à l’amande. 9. Couvrir d’une épaisse couche de crème fouettée, reposer la seconde moitié, puis déposer à nouveau des cerises, si l’on veut, et abondamment couvrir l’ensemble de crème fouettée. 10. Mettre au grand froid pendant au moins deux heures. 11. Râper par dessus du chocolat à croquer 11. Servir… avec une quenelle de sorbet pêche ou fromage blanc, parfumée à l’eau de fleur d’oranger ?
De l’amour, de l’art, de la technique
Tout cela étant dit, il reste le principal : ne pas oublier que la pâtisserie, comme la cuisine, c’est bien sûr de la technique, mais c’est surtout de l’art et de l’amour. L’art ? C’est la question du goût, qui sera bien donné par le cacao, le kirsch, la crème, mais aussi les épices que sont la cannelle et l’aromatisant à l’amande, dans la recette donnée plus haut. J’allais dire que le cacao est essentiel… mais le kirsch aussi, la crème aussi, les épices aussi. En réalité, la qualité de tous ces produits est très importante ! Pour la consistance, oui, celle des cerises, avec leur jus, leur acidité, vient bien s’opposer à la consistance de la génoise : on a du liquide qui inonde la bouche, avec la génoise qui fait le contraste, comme du pain que l’on aurait dans une sauce en quelque sorte. D’ailleurs, je vous propose de tester du jus de cerise dans des perles d’alginate, si vous savez en confectionner. La crème fouettée, ou chantilly, fait ce grand édredon bien gonflé dans lequel on se jette quand il est sur un lit bien fait. Et sans oublier une pincée de sel, qui contribue toujours à augmenter le goût des pâtisseries ! Pour l’amour, ce sera surtout le soin du dressage : de la crème bien déposée, parfaitement lissée, une forme aussi droite que possible, des copeaux de chocolat bien faits, bien répartis, professionnels ! Mais il y a aussi l’aspect qui doit être « gourmand » : il ne faut surtout pas lésiner, ni sur la génoise, ni sur les cerises, ni sur le kirsch, ni sur la crème, ni sur le chocolat ! Comme disait le juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin : « la rareté la plus savoureuse perd de son influence, quand elle n’est pas en proportion exubérante. »
Par Hervé This
Chimiste, créateur de la gastronomie moléculaire, de la cuisine moléculaire et de la cuisine note à note Directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire