Bouillabaisse. Enfant, ce mot me fascinait, un peu comme “marmelade”, “gloubiboulga” ou “Lac Titicaca” Avec les copains, on mélangeait de la terre avec de l’eau : c’était notre bouillabaisse. Puis vint le jour où mon père nous annonça solennellement qu’il préparerait pour dimanche prochain une bouillabaisse. Je n’ai que quelques souvenirs diffus du plat qu’il a cuisiné ce jour là, sur la cuisinière à bois. Je me rappelle qu’il avait acheté la veille, de drôles de poissons commandés chez “Wertz” à Colmar, quand “poissonnier” était un métier et que celui-ci tenait boutique en ville. Il avait aussi acheté chez “Comolli” d’énormes coquillettes, puis au marché des tomates et quelques autres légumes. J’ai humé en ce dimanche d’automne, du haut de mes six ans, les enivrants parfums dominicaux gourmands de ma première bouillabaisse.
Je me rappelle d’un bouillon rouge. Des invités lapaient, suçaient, décortiquaient crustacés et poissons. J’ai trouvé pour ma part en ce plat, trop d’écailles et d’arêtes, trop de goût et de force. Des yeux blancs et rebondis sortant de l’orbite de têtes de poissons, émergeant de la soupière, me fixaient. Je n’ai donc mangé ce jour là que les énormes et succulentes coquillettes de Comolli cuites dans le bouillon.
Dans une précédente chronique, je vous ai narré mes aventures gastronomiques marseillaises et vous ai promis que je vous entretiendrai bientôt de ce plat emblématique cher à la cité Phocéenne. “Massalia”, voilà comment une flotte venue de la Grèce Antique au 7ème siècle avant Jésus-Christ nomma ce coin abrité, non loin d’impressionnantes falaises. Nos grecs abordèrent, trouvèrent le lieu propice à créer une cité et s’installèrent, non s’en avoir emporté avec eux la recette d’une soupe de poissons nommée “Kakavia”. Ce plat apparait plus tardivement dans la mythologie Romaine. L’histoire veut que Vénus, déesse de l’amour, à la réputation chaude et dévoreuse de Dieu les plus divers, offrit cette fameuse soupe à Vulcain pour le distraire, afin d’aller batifoler avec un de ses copains, le dieu Mars, sur lequel elle avait jeté son dévolu. Le récit ne nous dit pas si cette bouillabaisse primitive mais hautement divine a été appréciée par toute la joyeuse bande de Dieux ripailleurs.
Puis l’histoire suit son cours, pendant que la mer méditerranée caresse ou rogne le littoral suivant ses humeurs saisonnières. En ces époques lointaines, cette étendue d’eau salée regorgeait de poissons. La pollution chimique n’existait pas, tout comme les énormes chaluts guidés sur les bancs de poissons par des sonars sophistiqués. L’hiver, on ne sortait pas en mer. Aux beaux jours, on ne pêchait que ce qu’on pouvait avec les matériaux et barques que l’on avait. A personne ne serait venue l’idée de sortir de la mer plus de poissons qu’on ne pouvait en consommer. Seules quelques espèces comme les anchois étaient salés. Ils constituaient d’ailleurs pour les Provençaux, la meilleure façon d’assaisonner presque toutes les préparations.
L’étymologie de “bouillabaisse” est à trouver du côté de la langue provençale “Lou Bouï Abaisso” et qui signifie : ” quand ça bout, tu baisses ! ” Voici l’explication la plus plausible que j’ai trouvée. “Il y a quelques siècles, la bouillabaisse était un repas de pêcheurs, une espèce de soupe réalisée avec toutes sortes de poissons, la plupart invendus, écrasés ou plus trop frais. L’ail devait sans doute servir à masquer l’odeur souvent forte d’un fumet quelquefois puissant”. Sur un feu de bois, dans un chaudron de fer, les pêcheurs des calanques cuisaient donc les produits de leurs pêches. C’est cette version des faits que l’on nous rabâche un peu trop souvent. Curieusement, il existe dans beaucoup de pays ayant une ouverture sur les mers et océans, des plats qui ressemblent au plat Marseillais, témoins la “Caldeirade” que Luis me préparait au Portugal, le “Suquet de peix catalan”, la “Brodo alla Vastes” en Italie, la “Caldereta de Minorque” aux Iles Baléares, le “Ttoro” basque ou le “Cioppino” au Mexique et même le “Revesset” dans le pays Toulonnais.
Plat du pauvre et de subsistance, la bouillabaisse décrocha ses lettres de noblesses grâce “Aux frères provençaux”, deux compères venus s’installer dans la capitale en 1786, quelques années avant la révolution Française et année de naissance du grand Antonin Carême. Ces deux jeunes cuisiniers s’installèrent au Palais Royal où ils préparèrent le plat de leur pays, servi dans un des tous premiers restaurants de Paris, car ce concept venait de naître. On fréquentait ces endroits pour se restaurer puis bientôt pour satisfaire la gourmandise d’une élite née dans la soie. Des vives (araignées), des rougets-grondins (gallinettes), des rascasses (rouges et blanches), de la lotte (baudroie), du congre (fielas), du saint-pierre et des cigales de mer entraient dans la composition de cette soupe servie déjà en deux temps : d’abord le bouillon, puis les poissons. Mais l’histoire ne nous dit pas comment ces poissons arrivaient de Méditerranée dans la capitale. Mais je doute fort qu’il s’agisse des poissons mentionnés ci-dessus. L’emploi de poissons et coquillages d’origine Bretonne ou Normande, me semble plus crédible car à cette époque, le réseau d’approvisionnement en denrées fraiches venues de l’océan, était bien assuré par les “chasse-marées”.
Quand à la couleur de cette soupe de pêcheurs, elle devait être plutôt brune que rouge car l’emploi de la tomate en cette fin du 18ème siècle n’était pas chose courante. Le safran, épice cinq fois millénaires, parfumait et teintait sûrement le bouillon. La pomme de terre, elle aussi, commençait à peine à susciter de l’intérêt. Antoine Parmentier, rappelons-le est né en 1737 et mourut en 1813. La dynastie des bourbons ne se gavait pas encore du fameux tubercule, considéré alors comme une nourriture malsaine. La patate donc, ne figurait pas dans la recette des Frères Provençaux.
L’ail, les oignons, le safran entraient autrefois dans la formule, et surtout le fenouil, qui pousse toujours à l’état endémique sur toute la côte méditerranéenne. La charte conseille un service en deux temps, soupe avec croûtons aillés et rouille puis les poissons. S’il vous plait, pas de croûtons aillés ni de rouille ! Cela gâche un vrai bouillon conduit dans les règles de l’art avec la marchandise qu’il faut. Vous comprendrez plus tard que l’emploi de croûtons aillés et de rouille n’a aucune justification historique. Donc la “Charte de la bouillabaisse marseillaise” on en pense ce que l’on veut.
Bizarrement, je ne trouve que peu de traces de ce plat dans mes vieux grimoires. Carême n’en touche mot. Dans “Le Livre de Cuisine” de Jules Gouffé paru en 1867, ce pâtissier Parisien parle de la bouillabaisse comme “Une spécialité réalisée avec beaucoup d’oignons, carottes, ail, échalotes et piment, clous de girofle, laurier, thym, persil et poivre”. Il ajoute merlans, vives, grondins, soles et rougets-barbet agrémentés de safran. Point de coquillages ou de crustacés. Toujours pas les petits poissons de roches, ce qui s’explique probablement par le simple fait qu’il n’est pas possible en plein cœur de Paris et en 1870 de trouver ces espèces fraiches qui ne sont vendues que sur les marchés locaux.
Dans son “Dictionnaire de la Gastronomie” paru à la même époque, Alexandre Dumas, n’en souffle mot.
Ce n’est qu’en 1901, page 315 du fabuleux et respectable “Guide Culinaire” du Grand Auguste Escoffier que je trouve dans la série des poissons de mer la “Bouillabaisse à la Marseillaise”. “L’unité de vue et d’exécution est encore à se faire pour la bouillabaisse” écrit-il en préambule, preuve que la recette n’est pas encore ni définitivement codifiée. Il poursuit : “Nous croyons donc devoir adopter entre toutes, la méthode de notre ami Caillat”. Petit rappel pour mes lecteurs : Apollon Caillat 1857-1942 est un cuisinier, ami d’Auguste Escoffier. Il a collaboré à la rédaction du fameux guide. Né à Puget dans le Var, Caillat entre en apprentissage à l’Hôtel Victoria à Toulon à l’âge de 12 ans ! A 15 ans il vient à Marseille à l’Hôtel de Castillon, puis au Restaurant des Gourmets. Mais les salaires sont très faibles, et Caillat vend des journaux sur la Canebière pour subvenir à ses besoins. Il fait des saisons à Menton, Cannes, Interlaken et Evian, puis il se fixe à Lyon. Il est ensuite engagé à l’Hôtel de l’Europe à Aix-les-Bains. Ses qualités lui permettent rapidement d’accéder au poste de Chef de cuisine, avant d’être affecté au service personnel de la Reine Victoria, lors de ses séjours à Aix. Enfin, jusqu’à sa retraite, Caillat est Chef de cuisine à l’Hôtel du Louvre à Marseille. La recette que donne Escoffier, n’en déplaise aux Marseillais, vient donc du côté de Toulon !
Dans sa recette, notre Auguste cuisinier emploie : rascasse, chapon, saint-pierre, fiela, merlan de palangre, boudreuil, rouquier, rouget. Et il ne peut s’empêcher, lui cuisinier des rois et rois des cuisiniers d’y ajouter : langoustes et langoustines ! Toujours pas de pommes de terre, Messieurs de la charte ! Par contre les tomates font une timide apparition comme des blancs de poireaux et ce qui me fait plaisir c’est l’emploi de “sarriette et de sommités de fenouil”. Il ajoute que “le meilleur pain pour faire des tranches, est celui que, à Marseille, on appelle “Marette”, et il doit être frais. L’on ne fait jamais griller ni frire les tranches de pain pour la bouillabaisse marseillaise”
Et toujours aucun mot sur la rouille ou l’emploi de l’aïoli.
Mais il est tard et le temps me manque. Fier de mille sept cent dix neuf mots écrits, je dois cesser ma chronique. Mais comme la bouillabaisse est proposée en deux services, je vous convie à lire ma chronique en deux parties. La suite la semaine prochaine. Promis, je vous réserve le meilleur pour la fin et vous comprendrez pourquoi je veux vous parler des petits poissons de roches !
Par Daniel Zenner