Depuis quelques semaines, le restaurant Kasbür à Monswiller/Saverne (67), chez Béatrice et Yves Kieffer se targue d’un macaron Michelin. À 42 ans, le chef obtient cette récompense tant prisée, après avoir été pendant deux années consécutives (2009 et 2010) “espoir 1* Michelin”. Une belle surprise pour cet établissement en congés annuels, le jour de la sortie anticipée du Palmarès Michelin. Eux, déjà si discrets, étaient absents pour célébrer cette formidable distinction avec leurs clients. Ceux-ci les attendaient déjà sur le parking, le jour-j, impatients de les féliciter, mais trouvant portes fermées.
Yves Kieffer n’oubliera pas ce 18 février 2013. Il reçoit d’abord un sms d’un ami chef: “Félicitations pour ton étoile ! ” “J’ai cru à un canular”, reconnait-il. Mais, quelques minutes plus tard, les premiers journalistes étaient sur son palier. Abasourdi, par réflexe, il s’empresse de vérifier sur Internet la véracité de cette nouvelle. C’est sur notre journal qu’il trouve sa confirmation, puis se laisse entraîner dans le tourbillon des sollicitations.
La première visite au Kasbür n’est pas sans embûche. Le GPS, distrait, vous dépose allègrement devant le cimetière de Saverne. “Vous êtes arrivés” se trompe-t-il ingénument. Il faut poursuivre sur quelques kilomètres en direction de Dettwiller, sur la D421, pour se garer devant cette belle maison hissant majestueusement sur son flanc, l’effigie énigmatique d’une femme, offrant prairies et champs à perte de vue.
“Est-ce son arrière-grand-mère Jeanne, première femme de la famille à se mettre au fourneau?”, demande-t-on à Yves Kieffer. “Non pas forcément” sourit-il, “Mais, ce qui est certain c’est que le Kasbür était une histoire de femmes. C’est mon arrière-grand-mère Jeanne qui s’y est mise, après que la ferme familiale ait brûlée en 1932”, raconte-t-il. “Le restaurant s’appelait “Belle Vue”, mais les anciens du coin l’ont surnommé “Biem Kasbür” en référence à mon arrière grand-père Joseph Kieffer, qui était paysan-fromager. Et puis c’est resté !”, se souvient le chef qui a repris le flambeau en 1999.
“C’est Jeanne qui m’a donné envie de faire ce métier”, raconte Yves Kieffer. “Elle préparait des bons plats bourgeois servis dans des cocottes en fonte qui mijotaient toute la matinée pour nos repas de famille. Et “le restaurant” servait à l’époque des plats du jour pour les routiers” témoigne le chef étoilé.
Sur liste d’attente pour entrer au lycée hôtelier d’Illkirch, le jeune Yves Kieffer, originaire de Saint-Jean-Saverne, s’est formé au restaurant du château du Haut-Barr. “Mes parents ne voulaient pas que je le fasse” confie-t-il. “Mon père a tout fait pour m’en dissuader”. Mais, c’est en intégrant le restaurant La Vieille enseigne à Strasbourg chez la famille Langs, qu’il eut sa révélation. “J’ai découvert la gastronomie” (ndlr en opposition avec la restauration). “C’était la cuisine que je voulais faire et le chef m’avait dit que j’avais un potentiel, alors j’ai envoyé des courriers dans les 21 restaurants 3 macarons Michelin avec pour rêve d’aller à la Tour d’Argent à Paris et chez Paul Bocuse à Lyon. J’ai eu deux réponses positives”, se souvient-il fièrement. “J’ai rejoint la brigade de Manuel Martinez à la Tour d’Argent à Paris à la grande époque, déclinant l’offre de Lameloise. J’ai encore tous les courriers. Je les ai tous gardés”, précise-t-il.
“A Paris, j’ai rencontré Michel de Matteis qui m’a pris en main. Je l’ai suivi quelques années plus tard au Château de Divonne à Divonne-les bains (Grandes Etapes Françaises), alors qu’il succédait à Guy Martin. Mais avant, j’ai du faire mon service militaire dans les cuisines de Matignon, lorsqu’Edith Cresson était en fonction”.
La suite de “son plan de carrière” se poursuit à L’Espérance à Vezelay sous la direction de Marc Meneau 3* Michelin, comme chef de partie garde-manger et poisson. “J’aimais sa philosophie et son approche du produit”, évoque-t-il au sujet de ce chef charismatique qu’il désigne comme “son mentor”.
Dans ce trois macarons Michelin, Yves Kieffer y apprend la rigueur, la méticulosité d’un dressage millimétré, mais aussi, la simplicité de la cuisine du chef et le respect des produits. “J’avais de la chance, Marc Meneau m’emmenait en voyage gastronomique avec lui. C’était formidable !”, s’exclame-t-il faisant ressurgir les bons souvenirs. Quelques recettes mythiques de L’Espérance (citons les cromesquis de foie gras, le turbot à la moelle ou encore les huîtres en gelée d’eau) sont revisitées à la carte du Kasbür, en hommage au chef présenté comme “le maître spirituel”. (Mais uniquement sur commande).
Faisant fi des grands chefs de la profession, c’est dans son entourage familial qu’il faut chercher l’origine de sa vocation avec son arrière-grand-mère Jeanne pour qui, il vouait une grande affection et admiration. “Elle était gouvernante à Paris” se souvient Yves Kieffer. “Elle allait au musée du Louvre et Grévin et nous racontait les belles choses qu’elle voyait. J’étais très proche d’elle. Elle est décédée à 96 ans quand je travaillais au Château de Divonne. Son dernier souhait était que je reprenne le restaurant. Aussi loin que je m’en rappelle, elle m’a toujours appelé l’héritier. Sur son lit de mort, elle m’a dit : ” tu sais, tout ce que j’ai fait, c’est pour toi “, révèle-t-il avec émotion. Son dernier conseil était (ndlr: traduit de l’Alsacien) ; “Si tu fais bien à manger, tu auras toujours des clients”, sourit-il.
Dans l’intervalle, c’est Maryse sa grand-mère qui a poursuivi un activité au Kasbür, en tenant un bar avec une salle de jeux de 1974 à 1984, pendant que les hommes travaillaient dans les usines environnantes. Puis, il y a eu la fermeture, jusqu’en 1999, année de la “résurrection” du restaurant Kasbür avec l’arrivée de Béatrice et Yves Kieffer.
Mais avant de s’établir, Yves Kieffer voulait encore se former aux responsabilités, à la création complète d’une carte et à la gestion d’une brigade. Il s’envole pour le Canada, accepter une place de second dans un Relais Château au Canada Inn at Manitou, avant de prendre la direction de la cuisine de Cosmos à Contrexéville (88), en Lorraine et d’y rencontrer Béatrice.
Originaire de Lisieux, en Normandie, après avoir fait quelques saisons à Arcachon et à Courchevel, Béatrice Kieffer intègre l’équipe de salle du Cosmos et gravit peu à peu tous les échelons, devenant Maitre-d’hôtel. “C’était la seule femme Maitre d’hotel” précise Yves Kieffer. “Elle a aussi appris le métier de la sommellerie” rajoute-t-il, insistant, plein de reconnaissance, sur l’importance du rôle de son épouse dans l’entreprise, qui jongle entre l’accueil, le service, l’administratif et l’organisation de la vie de famille.
En 1999, de retour en Alsace, c’est ensemble qu’ils créent le restaurant Kasbür. “Un vrai parcours du combattant”, se souviennent-ils. ” Nous nous sommes battus pour emprunter avec difficulté 450.000 € à l’époque, pour mettre aux normes le Kasbür, installer l’électricité, les sanitaires, un parking et surtout créer une véritable cuisine. J’y proposais alors une cuisine simple et bourgeoise, qui a évolué avec les attentes de la clientèle, composée le midi par de nombreux chefs d’entreprises” se rappelle le nouveau promu du guide Michelin. Très vite, le chef a élaboré un menu “affaires” à 21€, composé de 3 plats, servi en 1h. “Et l’étoile ne va rien changer à cette tarification. Ma clientèle, je la soigne et souvent on limite le nombre de couverts pour garder de la place pour les habitués, qui se décideraient au dernier moment.”
35 à 40 couverts peuvent être servis dans les deux salles (50 en banquet) qui ont chacune leurs atouts et leur cachet. La première, située dès l’entrée du restaurant est feutrée et contemporaine, avec des tissus bruns et ocres, du velours, de la voilure, de la dentelle, de la pierre de Bourgogne, une banquette avec sa paroi murale dégageant une intimité et une authenticité, par le choix des matériaux.
Elle se distingue de la seconde, plus récente, très prisée l’été, avec sa baie vitrée circulaire offrant un panorama bucolique, exalté si l’on siège sur l’une des 25 places de la terrasse, créée en 2006, lors de la seconde vague des travaux avec un investissement s’élevant à 300.000 €.
Ouverte sur un parc arboré, il faut admirer cette arche “médiévale” qui évoque le château du Haut-Barr voisin, là où tout a commencé en cuisine pour Yves Kieffer. Devant elle, paisible, cette fontaine en vieilles pierres construite par les propriétaires qui ont gravé, de manière romantique et historique, la date de la réouverture du Kasbür (01/05/99).
Excepté pour le menu “affaires” (le midi à 21€), le chef propose en ce moment en apéritif un cône betterave avec tartare de saumon et guacamole d’avocats et dans la verrine est servi un consommé de carottes, surmonté d’une écume passion.
En amusette, le chef propose par exemple une gelée de gambas, pan bagnat et glace pequillos.
En entrée, on se fait plaisir avec des Cuisses de grenouille fraîche, tarte fine au cresson de fontaine et son pistou de persil plat, ou encore un Minute de sandre pané au beurre mycryo, son croquant de radis ostergruss, tel un mille feuilles.
Entre les poissons et les viandes, inutile de tenter de choisir. Vous commanderez les deux en débutant par exemple avec l’Osso bucco de lotte Bretonne tout citron, pâte Linguinni et pousses d’épinard, pour suivre avec le Pigeon du Mont Royal désossé et garni, cuillère de polenta crémeuse, jus tranché de carcasses.
Pour la partie sucrée, dégustons cette fameuse dualité autour du chocolat : noir intense conjugué avec le fruité de la framboise et le piment d’Espelette.
“Le macaron Michelin est un travail de longue haleine, mais ce n’est pas une fin en soi”, admet Yves Kieffer. “La satisfaction de la clientèle reste notre priorité. Chaque jour, je doute et je me remets en question, mais chaque jour aussi, je suis content de ce que j’envoie”.
Membre de la Fraternelle des cuisiniers et des métiers de la bouche d’Alsace et de l’association Les Escales du goût chez nos voisins Lorrains, Yves Kieffer ne quitte que rarement son établissement, excepté à la demande de Jean-Louis Steffen pour une démonstration sur la foire européenne au Wacken.
Nous le reverrons néanmoins incessamment lors de la sortie du livre de Gilles Pudlowski “Alsace Nouvelle Vague” chez Olivier Nasti au Chambard, le 8 avril prochain.
Par Sandrine Kauffer
Crédit photos ©JulienBinz