Le dernier article publié sur le Journal de Julien Binz, “Vers une “science culinaire”; de Menon à Pierre Gagnaire et Hervé This”, a suscité d’utiles réactions. Hervé This, notamment, a proposé de discuter le mot “science”, utilisé par quelques grands cuisiniers du passé. Car il y a “science” et “science”. Deux acceptions du terme. Une première, qui traduit la notion de connaissance, de savoir technique, artistique ou social, la deuxième qui est un raccourci pour “science de la nature”, ces activités que sont la physique, la biologie, l’astronomie, la physique chimique. Hervé This a relu Les Grands Anciens pour chercher de quelle “science” ils parlaient, afin de ne pas faire de confusion.
Propos recueillis. Par Jean Michel Truchelut
Science et science de la nature : objets de la confusion
“Les sciences de la nature cherchent les mécanismes des phénomènes par une méthode très codifiée, qui ne repose que sur le maniement des mathématiques, des équations, alors que la cuisine est l’activité de production des mets cherchant à faire du “bon”. La raison de la confusion entre “science de la cuisine” et les sciences de la nature ? Le mot “science” a souvent été utilisé dans l’acception de “savoir”, bien plus large que le sens qui est retenu par les sciences de la nature”.
La cuisine peut-elle être “scientifique ?”
“Contrairement à ce qui est parfois cru en raison de déclarations fautives de grands cuisiniers du passé, la cuisine ne sera jamais scientifique, au sens des sciences de la nature que sont la physique, la biologie… En revanche, elle est très certainement un savoir ! Mieux encore, je propose de penser que le savoir des cuisiniers professionnels n’est pas réductible au savoir des amateurs, même quand ils cuisinent tous les jours à la maison. Le métier de cuisinier est un métier très spécifique, où la technique, l’hygiène, l’économie, l’histoire, etc. ont un rôle essentiel, dont les cuisinières ou cuisiniers à la maison n’ont pas à se soucier de la même façon.”
Quid des anciens ?
“Carême fait référence à la science… mais quelle science ? Si c’est la “science de la cuisine”, au sens de savoir, pourquoi pas, bien que Menon parle, avant Carême, de “quintessencer les sauces”. En revanche, si la science évoquée est une science de la nature, alors Carême se trompe : la cuisine ne sera jamais une science de la nature. Avant lui, les sciences de la nature, exercées par des scientifiques (de la nature : on parlait jadis de “philosophie naturelle”), ont exploré la cuisine. Par exemple des chimistes ou pharmaciens comme Jean Darcet (1724-1801), dès le 18e siècle. Cela dit, pour comprendre pourquoi la cuisine ne sera jamais une science de la nature, il faut savoir ce qu’est exactement une science de la nature. Ce n’est pas simplement une activité précise, comme on le croit souvent, mais une activité entièrement “spéculative” (Louis Pasteur a bien distingué les sciences de la nature et les applications de ces sciences). Les sciences de la nature ont un objectif qui est bien différent de la production de mets : il s’agit de comprendre les mécanismes des phénomènes. Et cette recherche particulière se fait par une méthode très particulière aussi, qui consiste en : (1) identifier un phénomène ; (2) le caractériser quantitativement ; (3) réunir les données en “lois” quantitatives, c’est-à-dire en équations ; (4) chercher des théories quantitativement compatibles avec des lois ; (5) chercher des conséquences des théories en vue de les réfuter, toujours quantitativement. On le voit, une activité entièrement différente de la cuisine, que cette dernière soit précise ou pas. Et jamais la cuisine ne sera cette activité.
Passons, et lisons Carême, cité : “La cuisine se veut également une science”. Que cela signifie-t-il ? Une science, c’est donc soit un savoir, soit une activité très particulière, qui cherche les mécanismes des phénomènes par la mise en œuvre d’une méthode qui doit tout aux nombres et à la réfutation des théories. Comme la cuisine est la préparation des mets, ce n’est donc pas une science de la nature, et cela ne sera d’ailleurs jamais le cas ! L’acception retenue par Carême est donc nécessairement : un savoir. Et oui, l’activité culinaire est pleine de savoirs techniques. Autrement dit, puisque Carême utilise l’acception “savoir”, sa déclaration est une évidence.
Puis, quand Carême indique : “La science culinaire est plus salubre à la santé des hommes que tous les doctes préceptes de ceux qui prolongent les maladies par spéculation”, c’est bien, à nouveau, l’acception de savoir qu’il retient.
Même le grand Escoffier…
Passons à cette citation d’Escoffier : “La cuisine, sans cesser d’être un art, deviendra scientifique et devra soumettre ses formules, empiriques trop souvent encore, à une méthode et à une précision qui ne laisseront rien au hasard”. Je m’inscris en faux contre cette proposition, qui est soit fausse, soit encore tautologique. La cuisine ne deviendra jamais scientifique, au sens des sciences de la nature, parce que, je le répète, la cuisine est une production, et pas une recherche des mécanismes des phénomènes. Mais nous l’avons assez dit. Je propose maintenant d’introduire une nouvelle distinction, entre technique, technologie, et science (de la nature).
La cuisine, puisqu’elle est une production de mets, sera toujours une activité technique… mais elle aura toujours une composante artistique essentielle, et s’apparente donc absolument à la peinture, la littérature, la musique… En cuisine, on veut faire “bon” ; or bon, c’est “beau à manger”. Oui, il faut avoir la technique pour y parvenir, mais le choix artistique est prépondérant. La cuisine, cela consiste à choisir les ingrédients, leurs quantités, les procédés utilisés pour arriver à un goût, qui doit être bon. Il faut être bon technicien pour être bel artiste. Et je propos de distinguer deux cuisines : la cuisine d’artisan, et la cuisine d’artiste. Sans compter avec la composante sociale de la cuisine, mais cela nous emmènerait trop loin. Jamais, par principe, la cuisine ne pourra devenir scientifique, sans quoi elle ne serait plus une activité de production de mets, mais une science, qui, alors, ne serait précisément plus de la cuisine.
Il faut aussi discuter la question de la technologie, laquelle est soit la réflexion technique, soit l’application des résultats des sciences de la nature. La cuisine, c’est la production de mets. Il n’est pas interdit d’avoir un raisonnement technologique, en amont de l’acte de cuisiner, mais la technique ne se confond pas avec la technologie. Et, comme dit précédemment, les sciences de la nature ne se confondent pas non plus avec leur application. Un ingénieur, un technologue, n’est pas un scientifique (de la nature).
Petit détour par la cuisine moléculaire…
La cuisine moléculaire, c’est une activité technologique (pas scientifique au sens des sciences de la nature) : Jean-Pierre Poulain propose que l’expression “cuisine moléculaire” désigne l’application des connaissances de la chimie et de la physique modernes à la cuisine. Toutefois, puisque je suis celui qui introduisit l’expression “cuisine moléculaire”, je peux témoigner que cela n’est pas parfaitement juste. En réalité, j’ai défini la cuisine moléculaire comme la forme de cuisine qui utilise des ustensiles rénovés (par rapport à ceux de Paul Bocuse, dans la Cuisine du Marché, publié en 1976). Passer des ustensiles à l’application des connaissances, il n’y pas grande différence, mais je propose de conserver ma définition plutôt que celle de J.-P. Poulain.
Et puisque la cuisine moléculaire était l’application d’une science de la nature particulière, qui analyse les procédés culinaires, il avait fallu un nom pour désigner cette science qui cherche à comprendre pourquoi les viandes sautés brunissent, pourquoi les soufflés gonflent… Cette science de la nature, nous l’avons nommée gastronomie moléculaire, en 1988, et le terme de gastronomie était choisi à bon escient, parce qu’il ne signifie pas “cuisine d’apparat”, contrairement à ce que beaucoup croient, mais “connaissance raisonnée de ce qui se rapporte aux aliments”. Pour le reste des temps, il y aura donc la cuisine, activité de production de mets, qui ne sera jamais une science de la nature, et la gastronomie moléculaire, science de la nature, qui ne produira jamais de mets.
Edouard de Pomiane avait introduit le mot gastrotechnie, au début du 20 e siècle, mais j’ai bien analysé la nature chimérique de la proposition : microbiologiste, il confondait technique, technologie et science de la nature (en plus de publier beaucoup d’erreurs en physique et en chimie).
… et la cuisine Note à note.
Tout cela étant posé, ayant j’espère bien séparé la science de la nature et le savoir, la gastronomie moléculaire et la cuisine, il faut discuter une phrase que j’ai dite lors de ma conférence de Strasbourg, et qui prend un autre sens quand elle est sortie de son contexte. Oui, la cuisine n’évoluera que si les cuisiniers la font évoluer. J’aurais beau faire toutes les propositions de nouveautés que je veux, la cuisine ne changera que si ces nouveautés sont mises en œuvre. Mieux encore, il faudra poursuivre l’inlassable œuvre d’explication, de présentation, de collaboration, afin que le monde culinaire s’empare des nouvelles techniques proposées, notamment dans la cuisine note à note. Cela étant, je maintiens que les sciences de la nature, et notamment la gastronomie moléculaire, ont beaucoup à apporter à la cuisine. Pour la “cuisine note à note”, cette cuisine qui fait usage de composés purs, il faudra explorer de nombreuses questions pour que les cuisiniers (et l’ensemble de la communauté gourmande) dispose des connaissances nécessaires au bon développement de cette forme de cuisine qui s’apparente à la musique électroacoustique. Cela étant, la cuisine note à note restera donc un fruit de cette science de la nature qu’est la gastronomie moléculaire. Allons, disons plutôt que, pour favoriser les évolutions de la cuisine, il faudra une collaboration entre deux communautés de savoir différentes : les cuisiniers et les gastronomes moléculaires”, conclut Hervé This.
Propos d’Hervé This, recueillis par Par Jean Michel Truchelut.
Professeur au lycée Alexandre Dumas.
Crédit photos Pierre Paul Zeiher
Pour aller plus loin
www.agroparistech.fr/
www.hervethis.fr