La ranaculture est un mot bien français. “Rana” nomme le batracien en latin. Il désigne donc le fait d’élever des grenouilles, chose récente, car le premier élevage dûment répertorié en France a vu le jour en 2011. En effet, un poissonnier de Roanne, Patrice François, s’est lancé dans l’aventure, car personne avant lui n’avait songé à produire de façon intensive et planifiée cet animal mou adulé de tout gastronome français. Pourtant, des traces de sa consommation apparaissent dès le haut Moyen-âge, car ces bestioles, à l’instar du castor et de l’escargot, n’étaient pas classés dans les “viandes”, ce qui permettait de les déguster en temps de Carême!
Dans les années soixante, le prélèvement annuel de grenouilles indigènes folâtrant gaiement et bruyamment dans les étangs de nos campagnes, suffisait à contenter les amateurs Français (40 à 70 tonnes récoltées suivant les années) Depuis la demande ne cesse d’augmenter. Il paraît même qu’un couple d’Anglais en a dégusté il n’y a pas si longtemps dans un bon restaurant, mais l’information reste à confirmer.
Notre brave grenouille jouit d’une solide réputation gastronomique, uniquement en France, alors que Jean de La Fontaine l’a dépeinte comme un animal sot, voulant devenir plus grosse que le bœuf. En dessous de 18 degrés, notre batracien ne s’alimente plus. De plus, elle ne se nourrit que de proies vivantes. Les deux principales espèces consommées en France sont “la Verte”, plutôt installée dans les Dombes et “la Rousse” frayant dans les Ardennes, le Jura et les Vosges. Toutes deux s’adonnent volontiers au cannibalisme ce qui complique le fait de les élever de façon intensive… Laissons aux chercheurs de l’INRA le soin de créer une espèce qui peut se nourrir de granulés et ne s’entredévore pas. C’est ce qu’ils ont en effet réalisé. Et pour ce qui est du fameux seuil de température de 18 degrés, l’élevage de Patrice François est installé dans la Drôme pour bénéficier des eaux chaudes toute l’année d’une centrale nucléaire proche. Le progrès n’a pas de limites…
Rénovée avec talent par l’architecte Patrick Bouchain, cette ancienne ferme abandonnée invite à se laisser choyer. Pierres apparentes, boiseries. De grandes suspensions en verre diffusent une lumière douce et intime. En entrant, on peut voir la cuisine ouverte sur une partie de la salle. De suite, je constate la rigueur émanant tant des cuisiniers que du matériel. C’est sûr, je vais me régaler.
En entrée, je me délecte d’un “Bouillon de culture” (inscrit tel quel sur le menu unique ce soir là pour les invités). Ce fut un bon bouillon agrémenté d’une royale de foie gras (je crois). Les vins servis au verre m’ont réconcilié avec les Côtes Roannaises et le Beaujolais. Puis vint le “Gâteau de grenouilles au cresson“. Ce plat restera toujours dans ma mémoire, celle olfactive, émotionnelle et titillant toutes les ficelles du plaisir. Etrangement, l’œuvre m’a rappelé celle d’Emile Jung, plat dégusté un an plus tôt. Mais dans ce “Gâteau de grenouilles” de la Maison Troisgros, les batraciens comestibles et excellents étaient enfermées en bloc au cœur d’une mousseline onctueuse, fine, parfumée. Le cresson aromatisait et colorait uniquement la sauce, une sauce puissante, parfaitement liée, réduite, aux premiers arômes puissants mais suaves de rascasses, d’iode et de grenouilles. L’œuvre est arrivée brûlante ce qui m’a permis d’ humer, de flairer, de sentir, d’apprécier, de deviner ce qui allait m’arriver en bouche. Des préliminaires gustatifs en quelque sorte. Je goûte la sauce: quel bonheur! Je retrouve la douce force si chère à Emile. Quelle longueur, quelle suavité, quelle harmonie, quel équilibre! Je tranche alors la mousseline qui libère subitement une avalanche de petits fuseaux boudinés, ces merveilleuses cuisses de grenouilles trouvant en ce mets leurs lettres de noblesse. Cette mousseline à la consistance parfaite ne sentait pas l’œuf mais le poisson.
Merci, simplement merci Monsieur Michel Troisgros.
Je cale presque pour le dessert annoncé: une tarte fine au caramel. A nouveau, je trouve de la finesse, de la légèreté, un caramel aérien, une tarte de la consistance entre le flan et la charlotte tiède, quelque chose à déguster sans faim, du velours sucré se répandant en bouche, des saveurs à chercher loin dans l’enfance, presque quelque chose qui aurait ressemblé au sein maternel généreux, doux, lisse et tiède, du moins dans mes souvenirs, quelque chose de rassurant, d’universellement beau.
Belle aventure que celle de “La Colline du Colombier” à Iguerande, j’y reviendrai sûrement…
Bon, ce n’est pas le tout de faire de la poésie, ça nourrit pas son homme, il faut que je vous laisse, je vais aller attaquer une ballottine de canard au foie gras. Du bon pain et un fringant verre de vin.
Et les grenouilles, ce sera sûrement pour la semaine prochaine…
Par Daniel Zenner