Jacques Barnachon avec Daniel Zenner sur Festivitas ©JulienBinz

Entre Saône et Loire, histoires de grenouilles (2) par Daniel Zenner

La ranaculture est un mot bien français. “Rana” nomme le batracien en latin. Il désigne donc le fait d’élever des grenouilles, chose récente, car le premier élevage dûment répertorié en France a vu le jour en 2011. En effet, un poissonnier de Roanne, Patrice François, s’est lancé dans l’aventure, car personne avant lui n’avait songé à produire de façon intensive et planifiée cet animal mou adulé de tout gastronome français. Pourtant, des traces de sa consommation apparaissent dès le haut Moyen-âge, car ces bestioles, à l’instar du castor et de l’escargot, n’étaient pas classés dans les “viandes”, ce qui permettait de les déguster en temps de Carême!

Dans les années soixante, le prélèvement annuel de grenouilles indigènes folâtrant gaiement et bruyamment dans les étangs de nos campagnes, suffisait à contenter les amateurs Français (40 à 70 tonnes récoltées suivant les années) Depuis la demande ne cesse d’augmenter. Il paraît même qu’un couple d’Anglais en a dégusté il n’y a pas si longtemps dans un bon restaurant, mais l’information reste à confirmer.

Bref, nous importons chaque année plus de 4000 tonnes congelées en provenance d’Asie et des pays de l’Est, ainsi que quelques 800 tonnes d’animaux vivants. Depuis 1980, la pêche commerciale est totalement interdite dans l’hexagone, mais rien ne vous empêche d’en attraper dans votre étang comme le pratique chaque année Jacques Barnachon, le chef du fameux restaurant “Du Moulin” à Bonnétage, dans le Haut-Doubs. Dans ses étangs de plusieurs hectares, à mille mètres d’altitude, il propose au printemps ce mets rare et délicat car la grenouille est un produit de saison, du moins dans notre pays Gaulois.

Notre brave grenouille jouit d’une solide réputation gastronomique, uniquement en France, alors que Jean de La Fontaine l’a dépeinte comme un animal sot, voulant devenir plus grosse que le bœuf. En dessous de 18 degrés, notre batracien ne s’alimente plus. De plus, elle ne se nourrit que de proies vivantes. Les deux principales espèces consommées en France sont “la Verte”, plutôt installée dans les Dombes et “la Rousse” frayant dans les Ardennes, le Jura et les Vosges. Toutes deux s’adonnent volontiers au cannibalisme ce qui complique le fait de les élever de façon intensive… Laissons aux chercheurs de l’INRA le soin de créer une espèce qui peut se nourrir de granulés et ne s’entredévore pas. C’est ce qu’ils ont en effet réalisé. Et pour ce qui est du fameux seuil de température de 18 degrés, l’élevage de Patrice François est installé dans la Drôme pour bénéficier des eaux chaudes toute l’année d’une centrale nucléaire proche. Le progrès n’a pas de limites…

Michel Troisgros La Colline du Colombier à Iguerande -DR
Mais revenons à Roanne, sur le salon “Savoirs et Saveurs”. De nombreux auteurs dédicacent leurs ouvrages. Des cafés littéraires, des tribunes, plusieurs scènes de démonstrations culinaires, des animations pour enfants, des dégustations sont offertes aux visiteurs. Bref, je m’y sens bien. Quelques grands noms de la gastronomie régionale sont présents comme Christian Tétedoie ou César et Michel Troisgros. Je discute avec des auteurs locaux qui vantent leur riche terroir, les vins de la Côte Roannaise ou les spécialités des meilleurs pâtissiers de la ville. A ce propos, si vous allez dans le pays, goûtez absolument “La Praluline”, une brioche feuilletée aux pralines amandes et noisettes. C’est une bombe à diabète et cholestérol, une sorte de Kouign-amann local, mais tellement bon…Merci à la maison Pralus. Je me régale des pains bio de Michel Corneloup, comme ses sacristains et ses “belons”, sorte de chaussons à la crème de citron. Les bières du “Sornin” se vendent au mètre. Douze bières artisanales de 33 cl, toutes excellentes, présentées dans un carton solide d’un mètre de long (25 €!) Je me délecte de la fourme de Montbrison, produite au cœur des monts du Forez et des sirops et liqueurs de la maison Crozet, distillateur depuis 1875…
Michel Troisgros La Colline du Colombier à Iguerande -DR
Mais revenons à nos grenouilles. Car je ne savais pas que j’allais en manger pour le dîner, et surtout pas cuisinées par Michel Troisgros et son équipe, car la bonne ville de Roanne, via Madame le Maire, nous invitait à festoyer dans le nouvel établissement de la maison Troisgros, perdu à 25 minutes de bus de Roanne, en pleine campagne et au bout d’un chemin ne menant qu’à “La Colline du Colombier”.

Rénovée avec talent par l’architecte Patrick Bouchain, cette ancienne ferme abandonnée invite à se laisser choyer. Pierres apparentes, boiseries. De grandes suspensions en verre diffusent une lumière douce et intime. En entrant, on peut voir la cuisine ouverte sur une partie de la salle. De suite, je constate la rigueur émanant tant des cuisiniers que du matériel. C’est sûr, je vais me régaler.

En entrée, je me délecte d’un “Bouillon de culture” (inscrit tel quel sur le menu unique ce soir là pour les invités). Ce fut un bon bouillon agrémenté d’une royale de foie gras (je crois). Les vins servis au verre m’ont réconcilié avec les Côtes Roannaises et le Beaujolais. Puis vint le “Gâteau de grenouilles au cresson“. Ce plat restera toujours dans ma mémoire, celle olfactive, émotionnelle et titillant toutes les ficelles du plaisir. Etrangement, l’œuvre m’a rappelé celle d’Emile Jung, plat dégusté un an plus tôt. Mais dans ce “Gâteau de grenouilles” de la Maison Troisgros, les batraciens comestibles et excellents étaient enfermées en bloc au cœur d’une mousseline onctueuse, fine, parfumée. Le cresson aromatisait et colorait uniquement la sauce, une sauce puissante, parfaitement liée, réduite, aux premiers arômes puissants mais suaves de rascasses, d’iode et de grenouilles. L’œuvre est arrivée brûlante ce qui m’a permis d’ humer, de flairer, de sentir, d’apprécier, de deviner ce qui allait m’arriver en bouche. Des préliminaires gustatifs en quelque sorte. Je goûte la sauce: quel bonheur! Je retrouve la douce force si chère à Emile. Quelle longueur, quelle suavité, quelle harmonie, quel équilibre! Je tranche alors la mousseline qui libère subitement une avalanche de petits fuseaux boudinés, ces merveilleuses cuisses de grenouilles trouvant en ce mets leurs lettres de noblesse. Cette mousseline à la consistance parfaite ne sentait pas l’œuf mais le poisson.
Merci, simplement merci Monsieur Michel Troisgros.

Histoires de grenouilles par Daniel Zenner
Au tour maintenant de la “Souris d’agneau braisée aux épices”. Ce morceau de choix, trop galvaudé par la bouffe industrielle et un peu trop, toujours, et encore à la mode, m’effrayait un peu à l’idée de devoir l’ingurgiter. Mais quel bonheur mes amis! Je ne sais où cette honorable maison se procure cette pièce de viande parfaitement sciée à l’os, volumineuse, tendre, goûteuse, mais me voici à nouveau réconcilié à jamais avec la souris d’agneau. En fait, et vu la taille du morceau, il s’agirait plutôt du jarret entier… La viande est juteuse et fondante. Je soupçonne une longue cuisson à basse température, dans du plastique. Habituellement ce n’est pas ma tasse de thé, mais ce soir je pardonne, car la viande est aussi légèrement caramélisée en surface. Elle fleure bon le caramel au lait. Oui, il s’agit sans hésitation d’une juvénile bête n’ayant bu que le lait de sa mère. La sauce est divinement simple, sans fanfare ni trompette, liée par réduction des sucs. Les épices annoncées se montrent très discrètes, juste une caresse de Raz-el-Hanout probablement, du moins du Kamoun (cumin et non pas carvi), c’est certain. Le petit fenouil confit libère un discret arôme citronné. Un gros demi-oignon juste bien cuit, c’est à dire laissé un peu croquant, achève de parfaire le plat.
Je cale presque pour le dessert annoncé: une tarte fine au caramel. A nouveau, je trouve de la finesse, de la légèreté, un caramel aérien, une tarte de la consistance entre le flan et la charlotte tiède, quelque chose à déguster sans faim, du velours sucré se répandant en bouche, des saveurs à chercher loin dans l’enfance, presque quelque chose qui aurait ressemblé au sein maternel généreux, doux, lisse et tiède, du moins dans mes souvenirs, quelque chose de rassurant, d’universellement beau.

Belle aventure que celle de “La Colline du Colombier” à Iguerande, j’y reviendrai sûrement…
Bon, ce n’est pas le tout de faire de la poésie, ça nourrit pas son homme, il faut que je vous laisse, je vais aller attaquer une ballottine de canard au foie gras. Du bon pain et un fringant verre de vin.
Et les grenouilles, ce sera sûrement pour la semaine prochaine…

Par Daniel Zenner

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