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Cuisiner à la diable

On vient de me servir un rôti de porc à la diable. À la diable ? Là, je reprends mes livres de cuisine anciens, en partant du 14e siècle, et en descendant le temps.

Par Hervé This

Le premier livre où je trouve l’expression « à la diable » est celui de Nicolas de Bonnefons, intitulé Les Délices de la campagne et publié en 1654. C’est au chapitre des œufs, dont Bonnefons dit : « On poche aussi des œufs dans l’eau bouillante puis on les retire avec l’écumoire, & l’on y fait une sauce comme celle des œufs au miroir, ou à l’oignon frit, & à la moustarde délayée avec vinaigre : Les Medecins tiennent que cette manière de cuire les œufs est la plus saine de toutes, mais il n’y faut point de sauce. On les poche aussi au beurre noir dans la poësle, y faisant la mesme sauce qu’aux œufs durs tranchez par roëlles. Les goinfres prennent la pôele du feu, la font chauffer, & la beurrent un peu, puis pochent dessus des œufs n’en cassant qu’un à la fois, & y font une pareille sauce que la précédente, à l’oignon & à la moutarde, la nommant la sauce au Diable, mais le propre mot est barbe à Robert. »

Autrement dit, nous n’avons pas là la définition de l’expression « à la diable » !

Puis, c’est sous la plume d’André Viard, dans son Cuisinier royal de 1822, que l’on trouve une « sauce à la Diable », qui se réalise ainsi :
« Hachez six grosses échalotes bien fin, lavez-les, et pressez-les dans le coin d’une serviette, mettez-les dans un casserole avec un bon verre de vinaigre, une gousse d’ail et une feuille de laurier, et des morceaux de glace de veau ; faites réduire le tout ensemble jusqu’à concurrence de demi-glace ; mouillez avec un peu de bon jus, finissez avec un beurre de piment et une cuillerée d’huile d’olive : servez-vous-en, aux choses indiquées. »

Là, c’est donc clair, et comme c’est la première occurrence de la sauce à la diable, je propose de penser que c’est la définition que nous devons garder aujourd’hui.

Mais continuons quand même les lectures, pour voir si des changements ont eu lieu. Ainsi, sous la plume de ce merveilleux Jules Gouffé (Le livre de cuisine, 1868), on trouve une recette qui préconise de couper des échalotes, de les faire cuire (25 minutes) avec vin rouge, persil, laurier, thym, ail, poivre, espagnole, blond de veau ; on passe finalement à l’étamine.

Hélas, notre Gouffé a détourné la recette : le vin est un ajout n’est pas dans le caractère de la sauce à la diable.

Et Urbain Dubois, élève de Marie Antoine Carême ? Dans son Ecole des cuisinières, publiée en1867, il donne une recette de « tanches grillées, à la diable » : les tanches sont panées et grillées, puis servies avec une « sauce à la diable » qu’il propose de faire avec vinaigre, échalotes, ail, poivre, bouquet garni, sauce brune. Cette fois, on est bien dans l’idée originale.

En revanche, un autre sens de l’expression « à la diable » apparaît dans son « bœuf grillé à la diable » : cette fois, on coupe une culotte de bœuf, bouillie ou braisée, mais froide, on la sale, on la roule dans l’huile avec moutarde et poivre, puis on place sur une couche de mie de pain râpée, et l’on grille. De même pour des « cuisses de dinde à la diable », ou encore des « poulets à la diable, sauce à la minute » : cette fois, on raidit seulement les poulets de grains, « jeunes et petits », avant de les masquer de sel, cayenne, moutarde,beurre de cuisson ; on panne à la mie de fait et l’on fait griller. La sauce minute, elle, n’a rien à voir avec la sauce à la diable qu’il a discuté ailleurs, de sorte que, avec cet ouvrage, deux dénominations « à la diable » sont présentes : soit la sauce, soit de la cuisson de viande.

La même année, Joseph Favre publie son Dictionnaire universel de cuisine, où il ne décrit que la cuisson de la viande à la diable, pour un poulet :
« Prenez un poulet jeune, où faibles sont les os, Ensuite adroitement fendez-le par le dos, Croisez les ailerons, — les pattes on les rentre, En un trou que l’on fait sur le côté du ventre; Alors vous l’ouvrez bien, puis vous l’aplatissez, Au beurre ou sur le gril, là vous le raidissez. Ceci fait — pour mener à bien votre entreprise, Enduisez le poulet de moutarde. — Une prise De poivre de Cayenne, avec soin sur le tout, Mise par-ci, par-là, pour rehausser le goût. Maintenant c’est fini — vous le passez au beurre, Et faites, doucement, griller un bon quart d’heure! »

Le Guide culinaire, en 1912, donne le nom de « sauce à la diable » qui n’en est pas une, puisqu’elle est faite de vin, et non de vinaigre. Passons sur ce livre qui a fait beaucoup de mal, en détournant les dénominations… jusqu’à évoquer une « sauce à la diable d’Escoffier »… qui est bien entendu vendue. J’ai expliqué ailleurs qu’Escoffier avait sans doute été un bon cuisinier, mais je n’arrive pas à me faire à son comportement… qui fut d’ailleurs à l’origine d’un immense scandale financier en Angleterre.

Et je retiens pour définition de « sauce à la diable » : des échalotes, du vinaigre, ail, laurier, jus de veau réduit, beurre, piment, éventuellement huile ». Les variations… ne sont que des variations, qui doivent être signalées comme telles !

Par Hervé This