On connaît la crème anglaise, mais on parle aussi de cuire des légumes « à l’anglaise », et aussi de « paner à l’anglaise », sans compter de nombreuses recettes d’aloyau, de pâté, de poisson qui seraient « à l’anglaise”. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Commençons notre enquête en 1935, avec Edouard Nignon : pour un « foie de veau à l’anglaise », il indique de cuire le foie fariné à la poêle, dans du beurre ; puis on dresse en alternant le foie avec des tranches de poitrine de porc fumé, et l’on accompagne de pommes de terre à la vapeur. Pourquoi cette recette serait-elle à l’anglaise ? En raison de la poitrine (le bacon) ? Des pommes de terre à la vapeur ?
Le même auteur, mais en1919, est plus clair quand il parle de pois ou de haricots cuits à l’anglaise : cela signifie « dans l’eau bouillant », ou quand il propose de « paner à l’anglaise à la mie de pain blanche ». Et, quand il propose un « turbot à l’anglaise », c’est dans de l’eau, et c’est servir avec persil, beurre fondu, pommes de terre à la vapeur : ici, c’est sans doute la cuisson dans l’eau qui impose le nom ?
Soyons prudents, et continuons notre recherche, avec le Guide culinaire (1912), qui a l’inconvénient d’avoir été écrit par des auteurs qui ont beaucoup fréquenté l’Angleterre. On y trouve des maquereaux à l’anglaise : ils sont bouillis ; un gigot à l’anglaise, également bouillis ; des pommes de terre à l’anglaise, encore bouillies.
Et un commentaire intéressant : « Sous le terme de blanchissage, on désigne aussi l’opération qui consiste à faire subir à certains légumes un commencement de cuisson, à grande eau, pour les débarrasser des saveurs âcres ou amères qu’ils peuvent détenir. Le temps d’ébullition varie selon que les légumes sont plus ou moins vieux, et se réduit souvent à un simple échaudage lorsque les légumes sont de saison et tendres. On blanchit principalement : les Laitues, Chicorées, Escaroles, Céleris, Artichauts, Choux, parmi les légumes verts; les Carottes, Navets, et petits Oignons lorsqu’ils sont vieux. — Pour les Courges et Courgettes, Concombres, Brionnes, etc., le blanchissage est souvent poussé jusqu’à la cuisson complète, et devrait être rangé parmi les « Cuissons à l’Anglaise ». — C’est aussi sous ce terme, et non pas sous celui de « Blanchissage », que doit être compris le traitement préalable des légumes verts comme : Petits pois, Haricots verts, Choux de Bruxelles, Épinards, etc., dont la cuisson se fait à l’eau bouillante salée. »
Chez Joseph Favre, qui est contemporains, on trouve aussi cette cuisson à l’anglaise, dans l’eau bouillante, mais on voit apparaître des recettes dites « à l’anglaise », quand les viandes ou poissons sont accompagnés de légumes cuits à l’anglaise.
On trouve aussi un aloyau à l’anglaise, rôti à la broche, mais qui doit son nom « à l’anglaise » au fait de ne pas avoir été désossé. Bien sûr, on trouve encore le « bouilli à l’anglaise », pour du bœuf.
Mais quand on arrive quelques années auparavant (1876), avec cet Urbain Dubois qui fut un élève de Marie Antoine Carême, alors les choses se compliquent. Par exemple, pour un pâté de bœuf à l’anglaise, il s’agit d’une tourte de bifsteks, avec des pommes de terre.
Le même évoque une farce au pain à l’anglaise, faite de pain imbibé au lait ou au bouillon, avec graisse de rognons de veau, sel, poivre, persil, oignons hachés et cuits, le tout lié avec de l’oeuf. Là, c’est inédit, car on verra que je ne retrouve cette préparation nulle part. Au contraire, la « sauce au beurre à l’anglaise » ne lui est pas particulière. Elle est faite de beurre, farine, le tout délayé d’eau et de jus de citron, sel, une pointe de muscade ; on cuit pour lier et on finit avec une liaison de jaunes d’oeuf, beurre, jus d’un citron.
Le même Urbain Dubois évoque la tourte précédente, à l’anglaise, ainsi que des préparations panées : par exemple pour de la volaille, des huîtres qui ont été trempées dans de l’oeuf et de la mie de pain, des maquereaux ainsi traités… et la définition suivante : « On entend par paner à l’anglaise quand au lieu des œufs entiers l’on n’emploie que les jaunes battus, mêlés avec du beurre fondu ». Ça, au moins, c’est clair !
Bien sûr, il y a toujours des cuissons à l’eau : pour de l’esturgeon, pour du bœuf, avec même le nom anglais Boiled round of beef.
Jules Gouffé est un contemporain de Dubois, et c’est lui qui nous explique ce qu’est le bifsteck à l’anglaise : « Le bifteck à l’anglaise se sert sans beurre et sans sauce, tout à fait au naturel. » Il utilise aussi l’expression pour les légumes bouillis et pour les pâtés à l’anglaise, qui sont des tourtes au mouton haché. Il utilise aussi l’expression « pané à l’anglaise » pour « passé à l’oeuf et sauté », tout comme la cuisson « bouilli à l’anglaise », que nous avons déjà vue.
Pour André Viard, en 1822, il y a également la panure à l’anglaise, mais, à propos d’un rosbif à l’anglaise, on trouve des indications intéressantes :
« Le rosbif à l’anglaise n’est pas ce que beaucoup de personnes prétendent. Vous prenez quatre ou six côtes couvertes, vous dégarnissez le bout île l’os de la côte; vous couchez votre rosbif sur broche, et le faites tourner à feu égal et bon pendant trois heures; vous vous assurez si votre viande rie dessèche pas. Les Anglais aiment la viande cuite à point, au lieu que les Italiens et les Espagnols mangent les viandes desséchées et même brûlées : vous servez votre rosbif avec des pommes de terre cuites à l’eau ou frites entières. » Autrement dit, c’est ici une façon de dire l’à point de cuisson.
En revanche, le même auteur utilise aussi l’expression pour la cuisson de viande dans l’eau, et aussi pour les légumes à l’eau, ainsi que la panure à l’anglaise. Et il reprend l’expression « à l’anglaise » pour une viande simplement servie avec persil et beurre.
Tout semble assez simple… sauf que le grand Marie Antoine Carême, en 1801, conteste l’utilisation de la terminologie « crème anglaise », et voici son texte :
« Vous ajoutez pareillement de la crème à la Chantilly dans toutes les recettes décrites à la série des crèmes françaises, vulgairement nommées crèmes à l’anglaise. Je ne puis concevoir quelle est notre manie. Nous créons les choses, et nous avons la bonhomie de leur donner des noms étrangers ; mais pourquoi cette faiblesse ? Est -ce par ton ? Tant pis : c’ est n’ en pas avoir. Est-ce dans la croyance qu’elles seront mieux accueillies par nos compatriotes ? Mais point du tout. Cette pensée est d’autant plus chimérique que notre art n’ est exercé nulle part dans l’ Europe aussi bien que dans Paris, et cela, parce que le beau ciel de notre chère patrie produit en abondance toutes les substances nécessaires pour faire briller nos talents, avantage que notre position géographique nous donne incontestablement sur le reste du continent. Notre goût fin et délicat, qui ne peut déguster que des aliments parfaits et exquis, y contribue, sans contredit, beaucoup encore ». Bref, il y aura lieu d’aller faire une recherche à propos des « crèmes ». Ce sera pour une autre fois.
En tout cas, avant lui, l’expression « à l’anglaise » n’est guère pratiquée. Rien dans l’auteur qui signe de ses initiales L.S.R, en 1693. Chez Pierre de Lune, en 1656, on retrouve la tourte évoquée précédemment (en réalité, on en a ici l’origine, plus exactement), avec la précision que la farce comporte des raisins de Corinthe, de l’écorce de citron, du sucre, de la cannelle.
Même indication pour Nicolas de Bonnefons, qui donne très explicitement la recette de ses « pâtés à l’anglaise » : « Il se fait de même que la Rissole, réservé que dans le hachis de volaille l’on y mêle ou le Porc frais, ou le gigot de Mouton, ou le lièvre & autres chairs selon l’appétit de chacun. »
Quand aux légumes, ils sont déjà attestés, notamment à propos des pois : « Les Anglais les font cuire avec l’eau & le sel, puis les tirent dans un plat ou terrine, qu’ils couvrent d’un autre, & les égouttent promptement ; après ils mettent du beurre frais sans fondre avec fort peu d’épices, retournant, mouvant & secouant les plats pour les embeurrer par tout ; cela fait, ils les servent dans les mêmes plats & sans les chauffer davantage. »
Finalement, les usages sont assez cohérents, et cette remontée dans l’histoire de notre cuisine indique bien que :
- il y a cuisson à l’anglaise quand on cuit des légumes dans l’eau
- il y a panure à l’anglaise quand l’élément amylacé est ajouté sur la pièce qui a été trempée dans l’oeuf
- il y a des cuissons à l’anglaise pour des pièces de viande ou de poisson bouillies
- il y a des pâtés à l’anglaise, pour des tourtes qui comportent soit du mouton, soit des viandes variées avec lard, soit du sucre.
Plus, bien sûr, les crèmes anglaises, sur lesquelles nous reviendrons une autre fois.
Par Hervé This