Volaille d’Alsace « à la Strasbourgeoise » gnocchis de pommes de terre, sauce suprême
Volaille d’Alsace « à la Strasbourgeoise » gnocchis de pommes de terre, sauce suprême

Une sauce ancienne suprême

Une sauce suprême ? Une sauce au suprême ? Ce n’est pas une sauce pour des blancs de volaille, ce n’est pas un velouté réduit et crémé, mais c’est une sauce ancienne déjà moderne, puisqu’elle est “minceur”

Je comprends, au détour de la lecture d’une recette, que la « sauce suprême » est souvent mal connue : je viens de voir une simple sauce à la crème servie par un cuisinier en accompagnement de « suprêmes de volaille ». Evidemment, le mot « suprême » fait chic, mais notre homme détourne la terminologie et risque de s’attirer les foudres des services réglementaires.

Qu’est-ce que la « sauce suprême » ?

Le Guide culinaire est clair : «  Est un velouté de volaille monté à la crème. Ce velouté, mis à point, doit être d’une extrême blancheur et d’une grande délicatesse.

Et il donne la recette pour un livre de sauce : il faut un litre de fonds blanc de volaille ; un décilitre de cuisson de champignons ; 2 décilitres et demi de crème. On réduit ensemble le fonds de volaille, la cuisson de champignons et le velouté, en additionnant la crème par petites parties. Cette réduction du velouté et de la crème doit être d’un tiers pour arriver à la quantité indiquée de sauce suprême. Enfin, on passe à l’étamine et on finit en vannant avec un décilitre de crème et 80 grammes de beurre. Mais pour cela, il faut avoir d’abord préparé le « velouté de volaille », ce qui se fait ainsi : on délaie du roux blond avec le fonds de volaille, on porte à ébullition, puis on dépouille. Enfin on passe à l’étamine.

Mais le Guide culinaire détourne trop souvent les dénominations culinaires. Remontons à Urbain Dubois, qui fut élève du grand Marie Antoine Carême. Pour lui, la sauce suprême s’obtient ainsi :

« Prenez les cuisses et carcasses de 3 à 4 poulets ordinaires, brisez les carcasses en plusieurs morceaux, mettez-les dans une casserole avec les cuisses et de l’eau pour les faire dégorger pendant une heure; égouttez cette eau, mouillez les viandes juste à couvert avec du bouillon blanc ; ajoutez un bouquet de persil garni, un peu de sel, quelques grains de poivre; posez la casserole sur feu pour amener le liquide à l’ébullition en l’écumant; 2 minutes après, égouttez les morceaux de volaille sur un tamis, en conservant la cuisson; rafraîchissez-les, épongez-les bien, remettez-les dans la casserole avec un morceau de beurre, posez celle-ci sur feu vif, faites sauter la volaille pendant quelques minutes sans prendre couleur, saupoudrez-la avec une cuillerée à bouche de farine et 2 cuillerées d’arrow-root; mouillez-la aussitôt avec le bouillon réservé, un verre de Sauterne; tournez le liquide jusqu’à l’ébullition, retirez la casserole sur l’angle du fourneau. Une demi-heure après, dégraissez bien la sauce, passez-la au tamis dans une casserole à réduction, faites-la réduire à feu vif, en la tournant à la cuiller, et en incorporant peu à peu quelques cuillerées de bonne crème crue; quand la sauce est liée de consistance légère, lisse, veloutée, passez-la à l’étamine, finissez-la en incorporant un morceau de beurre fin et le jus d’un citron ».

C’est quand même très différent, car il y a le poivre, le vin de Sauterne, et le jus de citron.

Décidément, nous ne pouvons pas nous arrêter en chemin, et il faut consulter Carême, où l’on trouve un long passage très intéressant, avec une sauce qui n’est pas dite « suprême », mais « au suprême » :

« Mettez dans une casserole à bain marie de la sauce allemande autant qu’il en faut pour saucer une entrée. Lorsqu’elle est presque bouillante, et, au moment du service, vous y joignez deux cuillerées à bouche de consommé de volaille et deux petits pains de beurre d’Isigny. […] Quelques praticiens ajoutent un jus de citron ; mais je suis du grand Laguipierre, qui désaprouvait l’addition de cet acide ».

Ce qui est surtout essentiel, c’est l’« Observation », que voici :

« Sauce au suprême, quel titre pompeux ! Ainsi, en ajoutant à la sauce allemande un peu de glace de volaille et un peu de beurre, voilà le suprême. Ne croirait-on pas que, dans cette sauce, se trouve le superlatif du travail des petites sauces ? […] Je sais que certains épilogueurs pourront me dire : « Ce n’est pas là le suprême : cette sauce doit être du velouté réduit et travaillé avec un consommé de volaille, et, au moment du service, vous devez y mêler un peu de beurre et un jus de citron. Pour répondre à ces objections, je le répète, je me sers de l’autorité du grand Laguipierre : son suprême était de l’allemande. M. Lasne employait du velouté semi-lié. Ces deux maîtres avaient assurément la réputation de bien faire. »

Oui, mais Carême, Laguipierre ou Lasne ne sont pas les créateurs de la sauce au suprême, et ce n’est donc pas à eux de décider ce qu’est la sauce ! Il faut donc aller voir plus anciennement, et, notamment chez André Viard, on trouve un sauté de filets de poulets au suprême.

« Prenez les filets de cinq poulets gras ; vous les parez comme il est dit aux filets de poularde vous les arrangez dans le sautoir ou sur une tourtière assaisonnez-les de sel, de gros poivre, du persil haché bien fin et lavé ; vous ferez tiédir un bon morceau de beurre que vous verserez dessus au moment de servir, vous les mettrez sur un feu ardent ; lorsqu’ils seront raidis d’un côté, tournez-les de l’autre ; retirez-les un instant après vous les séparez du beurre ; vous les dressez en couronne sur un plat, un croûton glacé entre chaque filet ayez du velouté réduit dans lequel vous tremperez votre filet ; avant de le dresser, mettez-y le fond de votre sauté après en avoir ôté le beurre, jetez-y gros comme la moitié d’un œuf de beurre frais, que vous ferez fondre dans votre velouté chaud. »

Ici, Carême a beau dire, la préparation au suprême est un fond de cuisson de volaille, du velouté réduit monté au beurre.

Et encore avant ? Je trouve la sauce au suprême dans la Suite des Dons de Comus, de François Marin, en 1742, et voici donc le fin mot de l’affaire :

« Faites suer dans une casserole un peu de veau & de jambon, tranches d’oignons dessous, zestes de carottes & panais. Quand cela commence à s’attacher, mouillez avec du consommé. Mettez-y ensuite deux champignons, une gousse d’ail & un verre de vin de Champagne. Quand la sauce est presque cuite, passez-la & y mettez du persil, de la ciboule hachée. Faites réduire au point d’une sauce, ôtez-la de dessus le feu. Faites-y infuser trois feuilles d’estragon & une feuille de baume jusqu’à ce qu’elle soit froide. Avant que de servir, pressez-y un jus de citron. Otez l’estragon & le baume, si vous voulez ».

Ah, voici qui est bien clair ! Et la condimentation se fait donc – en termes modernes- avec « garniture aromatique », mais surtout estragon et gros thym, plus ce jus de citron que Carême dénigrait. Pas de roux, pas de crème, pas de beurre. Une sauce qui pourrait bien revenir à la mode, car elle est « minceur »… autant qu’elle est délicieuse.

Hervé This