En cette fin avril, dans mon jardin, le muguet présente déjà ses tiges parées de petites clochettes blanche, dont le parfum si fin et si complexe, m’enivre chaque fois. Habituellement, dans mon jardinet à 900 mètres d’altitude, il n’émerge de la terre que vers la mi-mai. Cette année, il n’a pas attendu le jour officiel de son lancement, le premier mai. Il a tout simplement, comme la plupart des végétaux, trois semaines d’avance. Grâce au confinement, et la réduction quasi-totale de mes activités professionnelles, je prends depuis début mars, encore plus de temps que d’habitude, pour prendre du temps. Le temps de vivre, d’écouter et d’observer la nature.
Je m’efforce de réaliser toute chose, toute action, lentement, simplement. Je peux passer trente minutes à ne rien faire, juste à boire une bière, assis, face au paysage montagnard qui se déploie depuis la terrasse de ma vieille ferme.
Au loin, on distingue les Alpes Bernoises avec l’Eiger, culminant à 3975 m. Un peu plus en avant apparaissent les contreforts du Jura. Vers la gauche, je discerne la fin du massif de la Forêt-Noire qui termine son aventure en douces collines. Au loin, j’aperçois quelquefois le Grand Ballon et devine les sommets jouxtant la vallée de Munster.
De la plaine d’Alsace à l’Est, le paysage défile jusqu’aux morènes du lac Blanc, en passant par Labaroche et les Hautes-Huttes. Au milieu du paysage, comme sur un volcan, la tour du Faudé culmine au dessus d’Orbey. Prés et pâturages, par manque d’eau, ont arrêté leur croissance : l’herbe sèche offre par taches, des tons pastels.
Dans les forêts, les feuillus ont entamé leur renouveau annuel. On les distingue facilement, parmi les conifères, par leur couleur vert tendre qui tranche avec celle plus foncée des résineux.
Je me lève quelquefois vers 5 heures du matin, quitte à m’octroyer une bonne sieste en début d’après midi. Les oiseaux se réveillent doucement. La symphonie peut alors commencer. Ces temps-ci, le coucou, réveillé bien avant l’aube, joue le rôle du ténor, quelquefois celui de chef d’orchestre, pour accompagner les chants plus discrets des passereaux et des premiers petits oiseaux migrateurs venus déja cette année, début avril. Les geais, aux cris puissants, disputent leur territoire aux merles. Quelques rapaces nocturnes regagnent la forêt.
Le murmure régulier de la source donne le La. Quelques petits coups de vent viennent se briser dans les hautes cimes des épicéas. Le soleil se lève lentement au dessus du Kalblin, rasant la montagne. La nature, grâce à la lumière, prend des couleurs qui vont changer sans cesse au cours de la journée. Un chevreuil en rut vient depuis une bonne semaine, pour se désaltérer dans la fontaine à vache, au milieu du grand pré. Il aboie, sans se soucier de ma présence, à moins de cent mètres. Le chat de la maison apporte fièrement un bébé fouine encore tout chaud. C’est sûrement ses parents qui ont tué mes dernières poules cet automne. Justice est faite! Le blaireau est revenu cette nuit. Il renverse le tonneau de graines. Je l’ai chassé gentiment mais il a mordu mes chaussures qui en portent encore les traces…
La nature nous gâte, nous émerveille, moi et ma petite famille. Nous ne nous sentons pas confinés. La seule nuisance sonore que nous subissons ici habituellement, ce sont les avions de ligne, que nous entendons quelquefois, car le silence règne dans la montagne. Depuis le confinement, leurs moteurs à réaction sont au repos forcé.
Mon jardin n’a jamais été aussi beau. J’ai beaucoup de temps et la saison est d’une précocité rare. Quel plaisir de sentir les fleurs, de planter des graines, de repiquer des légumes, de soigner les semis, de tailler les rosiers. Les petits pois nains “Merveille de Kelvodon” sortent déja de terre. Les laitues “Grosse blonde paresseuse “, une variété ancienne, se plaisent et développent leurs feuilles à vue d’oeil.
Cassissiers et groseilliers portent déja leurs grappes de fleurs blanche ou violet. J’aime froisser leurs feuilles qui diffusent alors le parfum concentré de ces petits fruits. J’adore la rhubarbe, il y en a six plants. Je cueille les pétioles quelques minutes avant de les émincer puis de les mettre sur la pâte à tarte. Jamais il ne faut éplucher les tiges, ou pire encore, les inonder ensuite de sucre car elles perdront alors leur jutosité, leur parfum et leurs propriétés nutritives…
Bientôt, sur leurs grosses et épaisses feuilles, vont apparaître des milliers de punaises communes. Elles viennent en nombreuses colonies pour se reproduire sur ces plants de rhubarbe, sans leur porter préjudice. Je les laisse donc tranquilles.
Le gros massif de cerfeuil vivace porte déja au sommet d’innombrables ombelles blanche. Chaque jour, les imposants plants d’angélique prennent un peu plus d’assurance. Je confis au sucre les pétioles et utilise les puissants rhizomes pour élaborer quelques élixirs médicinaux. Les sauges, les menthes, la pimprenelle, l’estragon, la rue, la livèche, la citronnelle, l’estragon, la mélisse, les santolines donnent le meilleur d’elles-mêmes.
Les fraises sont en fleurs, les petits radis déploient leurs premières feuilles. J’arrache les derniers poireaux d’hiver. Le houblon atteint déja plus de trois mètres de haut. Les vendanges s’annoncent bien car mes vignes sont vigoureuses. Je récolte fin novembre les fruits juteux du “Damier de Damas” et du “Muscat de Hamburg”, à 900 mètres d’altitude !
Que le temps passe vite : l’ail des ours est en fleur, les jonquilles desséchées pendent au bout de leur tige, les plants de violettes et les primevères ne présentent plus que leurs feuilles, les jacinthes ne parfument plus l’air du soir. Seules les narcisses à la corolle blanche et au coeur orange se pavanent encore.
Les cognassiers de la variété “Champion”, les quetschiers d’Alsace et mirabelliers de Nancy ont belle allure. Cette année, les trois noyers vont encore porter des dizaines de kilos de fruits, dont la moitié seront volée par les pies. Les nombreux pêchers dit “de vigne” portent déja leurs ovaires fécondés. Leurs petits fruits à la pulpe violet et à la peau dure régalent par leur goût sauvage.
Je surveille les sureaux sauvages. Le “racemosa” (rouge), espèce montagnarde, est plus précoce d’un mois que le “nigra”(noir). Le premier offre en juillet ses nombreux fruits rouge en grappes. Je prélève sur le second, fin mai, les fleurs au parfum muscaté, d’ananas et de miel.
Les lilas commencent leur floraison exubérante. Les fougères déploient leurs longues feuilles. Le passiflore, les jasmins, les pélargoniums odorants sont tous en fleurs. Les iris de collection, les hémérocalles, les aulx portent leur gros boutons floraux.
Je suis très fier de mon compost. Grâce aux restes de cuisine, aux épluchures, aux résidus des désherbages, au broyage des petites branches, à l’ajout de paille, j’obtiens en 12 mois un incroyable substrat, une masse végétale noire, fine, grasse, sans odeur. Je veille à ne composter que des matières bio ou naturelles. Cet incroyable terreau est une des matières les plus complexe et vivante que je connaisse. Une cuillère à café contient plus de bactéries que d’humains sur terre : plus de dix milliards! La vie est concentrée dans un bon compost. J’en offre à mes plantes. Vigoureuses et en bonne santé, elles sont rarement malades.
Cette période de confinement nous le rappelle bien. Ce sont les agriculteurs locaux qui nous nous nourrissent, pas les Chinois! Puissent les consommateurs, après cette période trouble, ne pas redevenir amnésiques !
Dans ma terre, il y a beaucoup de vers de terre. Dans un sol sain, ils représentent plus de cinq tonnes à l’hectare. Il s’agit de la masse vivante la plus importante au monde. Le ver de terre aère le sol, permet à l’eau d’y rentrer, à l’air d’y pénétrer pour activer des transformations aérobies. Il transforme des nutriments simples en matière extrêmement riche et assimilable. Sur les premiers dix centimètres de notre terre-mère, la vie explose.
Quand la piérode du chou (un papillon blanc) pond ses oeufs sur mes liliacées, les mésanges guettent, puis se gavent des chenilles. La nature est prodigue. Elle est source intarissable de simples bonheurs, d’émerveillement.
Victor Hugo a écrit : ” la nature nous parle mais nous ne savons pas l’écouter”. Cet homme avait bien raison. Un vieux Chef Sioux a dit : “ce n’est pas la terre qui appartient à l’homme, mais l’homme qui appartient à la terre”.
La nature peut se passer de nous, mais nous, pas d’elle. Grâce à cette obligation de rester chez soi, j’espère de tout coeur que vous prendrez le temps…de prendre du temps! et de regarder la nature, avec des yeux émerveillés d’enfant.
Par Daniel Zenner