Les séminaires parisiens de gastronomie moléculaire ont migré : ils se tiennent maintenant au Lycée Guillaume Tirel, mais l’objectif n’a pas changé, à savoir contribuer à l’avancement de l’art culinaire, en discutant sa composante technique (pour la partie artistique et la partie sociale, il y aurait d’ailleurs lieu d’avoir des groupes de réflexion analogues).
– la gastronomie moléculaire est une activité scientifique, qui explore les phénomènes qui surviennent en cuisine
– la « cuisine moléculaire » (le nom est mal choisi mais on n’y peut plus rien depuis longtemps) est une forme de cuisine où le cuisinier utilise des outils nouveaux
– la cuisine « note à note » est cette cuisine du futur, où l’on compose les plats à partir de composés purs, et non plus de fruits, légumes, viandes ou poissons.
Et le progrès que j’annonçais précédemment est bien un progrès de « cuisine moléculaire » : cela fait plus de 30 ans que je dis que c’est plus rapide de faire une émulsion (ne pas confondre avec une mousse) à l’aide d’une sonde à ultrasons qu’avec un fouet… et ça y est : un fabriquant vient de se lancer : https://www.hielscher.com/fr/ultrasonic-cooking-basics-recipes.htm
Tout cela étant dit, qu’avons-nous fait lors de notre dernier séminaire de gastronomie moléculaire ? Nous avons en réalité effectué trois types d’études, dont je donne les résultats maintenant.
1. Les pommes ont-elles un goût différent quand elles sont pelées au couteau ou à l’économe ?
La question avait été évoquée par des chefs, et, comme nous avions montré précédemment, que des pommes couteaux au couteau n’avaient pas le même goût que des pommes coupées au scalpel (l’aiguisage des couteaux est donc très important), nous avons voulu savoir si l’épluchage était également responsable d’un changement de goût.
Cela étant, pourquoi peler ? Il est bon de rappeler que c’est dans la partie corticale des fruits et des légumes que les végétaux accumulent des « pesticides » naturels, pour se protéger des agresseurs (insectes, vers, mammifères, etc.), et cela depuis que des agresseurs existent et se nourrissent de végétaux. Plus précisément, il a été mesuré que 99,99 pour cent des pesticides de notre alimentation sont des pesticides d’origine naturelle (voir Ames B et al. Dietary pesticides (99.99% all natural), Proc. Nad. Acad. Sci. USA, Vol. 87, pp. 7777-7781, October 1990)!
La question culinaire n’est donc pas tant d’éliminer les résidus pesticides de synthèses qui auraient été appliqués que les pesticides naturels, toujours présents, et parfois très dangereux. On rappelle ainsi que les glycoalcaloides de la pomme de terre sont particulièrement à éviter, puisqu’ils résistent parfaitement aux températures de friture (voir par exemple Aziz et al., Glycoalkaloids (α-Chaconine and α-Solanine) Contents of Selected Pakistani Potato Cultivars and Their Dietary Intake Assessment, Journal of Food Science, Vol. 77, Nr. 3, 2012) ; dans certains pays, la consommation des pommes de terre avec la peau, dans les frites, fait dépasser aux consommateurs la « dose journalière admissible ».
Ajoutons que, si les pesticides de synthèse sont précisément spécifiques des agresseurs non humains, les plantes se moquent de produire des pesticides qui nuisent à l’espèce humaine, en ajoutant enfin que les pesticides naturels sont plus toxiques que les pesticides de synthèse (voir Ames B et al., Nature’s chemicals and synthetic chemicals: Comparative toxicology, Proc. Nati. Acad. Sci. USA, Vol. 87, pp. 7782-7786, October 1990).
Pour nos expériences, nous sommes partis d’une même pomme (Golden) que nous avons divisée en deux moitiés par un plan sagittal. Une moitié était pelée à l’économe, pendant que l’autre moitié était pelée au couteau (même temps). Les deux moitiés sont posées face coupée contre le plan de travail et laissées à l’air. Nous avons observé que le brunissement était très lent : une heure après épluchage, les deux moitiés n’avaient quasiment pas bruni, et elles étaient d’ailleurs de la même couleur.
Puis nous avons prélevé des parties de la surface à l’économe pour la pomme qui avait été pelée à l’économe, et au couteau pour la pomme qui avait été épluchée au couteau, et organisé un « test triangulaire » pour savoir s’il y a une différence de goût. Les réponses des jurés ont été aléatoires : des différences, s’il y en a, ne sont que très difficilement perceptibles (au mieux).
2. Quel sont les effets du sel ou du sucre dans de l’eau où l’on poche des œufs ?
Pour ce second groupe d’expériences, nous avons utilisé une large poêle pleine d’eau Cristalline. Les oeufs étaient tous du jour, et de la même plaque.
Tout d’abord, nous avons observé que, dans l’eau sans ajout, le blanc s’étalait et coagulait très vite en un voile très mince : le résultat n’était pas conforme.
3. Peut-on récupérer au mixer des jaunes d’oeufs qui ont été stockés avec du sucre ??
D’ailleurs, le séminaire fut de l’occasion de rappeler :
– qu’il n’est pas vrai que le jaune soit dans le bas de l’oeuf, comme cela a été écrit
– qu’il n’est pas vrai que le jaune soit au centre de l’oeuf, comme cela est encore dit (même pour des œufs frais).
Pour le démontrer, on ouvre un œuf (frais, pas de poche d’air) en coupant au couteau un « couvercle » dans la partie supérieure, et l’on observe que le jaune flotte au dessus du blanc.
Cela est normal, car le jaune contient des graisses, qui réduisent sa densité.
Et la prochaine fois ?
– dans un rôtissage, a-t-on un meilleur résultat quand on approche ou quand on éloigne la pièce ? (discussion du four vs rôtissoire, le terme de rôtissage usurpé par des cuissons au four, et plus particulièrement au four à gaz)
– « Ne laissez jamais rebouillir une sauce dans laquelle vous avez mis du vin ou des liqueurs » (Recettes de cuisine pratique, par les Dames Patronnesses de l’Oeuvre du Vêtement de Grammont, Grammont, sans date, p. 36 : ) quel serait l’effet ?
– on dit que l’huile d’olive pénètre moins dans les frites.
– du cuivre attendrirait les poulpes ?
– l’ail bleuirait quand on le place sur des tomates que l’on fait sécher au four ; ou bien de l’ail frais après la cuisson, laissé 15 min ; sur l’aluminium, l’ail bleuirait.
– le lait chauffé à la casserole et au micro-onde aurait un goût différent
– le fromage râpé empêcherait la crème fraîche de trancher (Menus et recettes de famille, Valentine de Bruyère et Anne Delange, éditions P. Horay, 1967)
– on dit que la viande se contracte au réfrigérateur ; est ce vrai ?
– l’arrosage du poulet : par de l’eau, par de l’huile ; différences de croustillances ?
– une viande cuite sur son os est-elle plus rosée qu’une viande désossée ? (ex. gigot, cuisse de volaille…)
– H. van Loer (La chimie dans la boulangerie et la pâtisserie, p. 15) : “Pour certains fruits, tels que les reine claude, on utilise un peu de sel pendant la cuisson dans la bassine en cuivre, afin de leur conserver leur couleur verte. »
– on dit qu’il ne faut pas laver les bâtonnets de pommes de terre que l’on veut frire ; il suffirait de les essuyer avec un papier absorbant et un linge propre (G. Arabian)
– Madame Saint Ange indique dans La bonne cuisine de Madame Saint Ange, p. 1040, que l’ajout d’huile dans la pâte à friture rend celle-ci croustillante. “On la laisse reposer pendant au moins deux heures : la farine doit avoir le temps de gonfler, car il s’y produit un début de fermentation qui rend la pâte plus légère.” Trois indications, dans cette phrase, méritent une vérification : l’huile rend-elle la pâte à friture plus croustillante, alors que la pâte à friture est plongée dans l’huile ? Un début de fermentation a-t-il toujours lieu en deux heures de repos ? Une fermentation de la pâte à friture rend-elle la pâte plus légère ?
– pour les tartes Tatin, les pommes épluchées la veille donneraient un meilleur résultat
– pour des cannoli siciliana, à quoi sert de mettre du vinaigre blanc ou de vin ou du vin rouge ou du marsala, voire les deux pour la texture de la pâte à frire… Cela les rend plus croustillants? pâte lisse? au lieu de boursouflée, en gros qu’elle est la réaction chimique de l’ajout d’un acide par rapport à la farine ou à l’œuf relation avec les protéines ? Autres?
– les amandes lieraient les sauces : 1365, Viandier
– les arêtes de poisson clarifieraient le bouillon : 1365, Viandier ;
– dans L’Art de la cuisine française au XIXe siècle (avec Plumerey pour les deux derniers tomes), Éditions De Kérangué et Pollès, 1981 (première édition en 1847), t. I, p. 126, Marie-Antoine Carême dit ainsi, d’une sauce au beurre à la hollandaise ordinaire : “Il faut avoir soin de cuire les oeufs avant d’y additionner le beurre par parties, ainsi qu’il est indiqué”. Voit-on une différence si l’on cuit avant de mettre le beurre ou pas ?
– Peut-on lier à l’oeuf dur ? Voici ce que je lis : « Faites infuser deux gousses d’ail dans une chopine de quint-essence, ou consommé, avec une poignée de cerfeuil en branche. Passez à l’étamine. Pilez dans le mortier deux jaunes d’oeufs durs, avec quelques coeurs de laitue blanchis, et même presque cuits, hachés auparavant. Mettez le tout dans une casserole avec deux pains de beurre, deux tranches de citron, un peu de poivre concassé. Tournez le tout sur le feu ». La suite des dons de Comus (t1, p. 78) – une « sauce au Petit Maître »
– La maison rustique des dames, Madame Millet-Robinet, Paris, page 371 : « Certains livres de cuisine enseignent qu’au lieu d’employer de la farine de froment, dans toutes les occasions où elle est indiquée, on peut la remplacer par de la fécule de pommes de terre ; certes, cette fécule lie très-bien les sauces, et quelques minutes de cuisson lui suffisent ; mais il me semble fort utile de prévenir qu’une sauce faite avec de la fécule ne peut pas être réchauffée, et que même, si l’on remue trop le mets dans lequel elle est employée, ou qu’elle reste trop longtemps dur le feu, elle tourne, c’est-à-dire que la sauce s’éclaircit tout à coup et il semble qu’on ne l’ait pas liée.
– S’il y a trop d’ail dans une pâte à pain elle finit par être violemment liquéfiée (Boulangers à Lausanne)
Pour le prochain séminaire (17 décembre 2018), le thème retenu après discussion est : les liaisons à l’œuf dur.
Hervé This rappelle que chacun peut venir, ou recevoir les comptes rendus en les demandant à icmg@agroparistech.fr
Par Hervé This