Daniel Zenner poursuit l’histoire des asperges de son enfance.
“Ce divin légume est déjà connu autour de Paris au XVème siècle, avec l’apparition timide de nouvelles techniques culturales comme la “coiffe” et le “buttage” afin d’obtenir des turions bien blancs (19).
Henri III, Roi de Pologne de 1573 à 1575 puis Roi de France de 1574 à 1589, adorait les asperges. Il les a probablement apportés dans ses bagages (la variété dite de Pologne?…). Au XVIIème siècle, sa culture est soignée et encouragée dans les jardins du Roi à Versailles. Louis XIV (1632-1715) en était friand, comme ses successeurs, la dynastie des bourbons, grands mangeurs et gastronomes reconnus. Dans ” Le Jardinier Français ” (1651), Nicolas de Bonnefons en fait l’éloge. Il décrit parfaitement la façon de les cultiver. Il conseille de ne prélever les turions qu’à partir de la cinquième année.
Les premières recettes à base d’asperges que je déniche dans mes vénérables ouvrages, figurent dans un livre de 1656, “Le Cuisinier”. Elles sont au nombre de trois sur la même page: asperges à la crème, asperges au beurre blanc et asperges au jus de mouton, dont voici la formule exacte: “Rompez asperges par morceaux, les passer à la poêle avec lard fondu, persil, cerfeuil coupé menu et une ciboulette entière, que vous tirerez; assaisonnez de sel, muscade, les faites mitonner dans un pot à petit feu; après vous ôterez un peu de lard ou de beurre, et mettez un jus de mouton et de citron; servez à courte sauce (sauce réduite). Un peu plus loin, dans son traité des potages de la seconde saison, Pierre de lune nous offre son potage d’asperges, fort d’un bouillon d’herbes. Ce dernier imbibe des croûtes mitonnées avec une fricassée d’asperges et des oeufs pochés. l’harmonie asperges-oeufs ne date donc pas d’hier!
Dans les nombreux ouvrages du début du XVIIIème siècle, l’asperge est érigée en légume de choix. A cette époque, cette dernière ne semble pas avoir été beaucoup cultivée et cuisinée par le bon peuple, du fait de sa rareté et de son prix.
Début du XIXème, l’asperge sort enfin de son carcan royal. Dans leurs livres de cuisine, Antonin Carême (1833), Urbain Dubois (1856), Jules Gouffé (1867), Philéas Gilbert (1893), en donnent de nombreuses recettes, toutes succulentes. Début du XXème siècle (1903), Auguste Escoffier(18) donne huit recettes et en parle en ces termes: ” Il y a quatre variétés principales d’asperges qui sont: celle d’Argenteuil, type de l’asperge française; l’asperge verte; l’asperge violette de Gênes, type de l’asperge italienne, très fine mais un peu âcre; l’asperge blanche de Belgique, qui est très fine aussi, mais supporte difficilement le transport “.
Les asperges d’Argenteuil
Nous l’avons vu : l’asperge est cultivée en France dès le XVème siècle puis adulée dans les jardins du Roi Louis XIV. Sa culture fait l’objet de soins délicats et attentionnés car le Roi Soleil en est friand. Il ordonne même à ses jardiniers, d’en avoir à sa royale table, dès le mois de décembre. La culture forcée des asperges est donc déjà connue et appliquée par La Quintinie, le jardinier en chef des jardins de Versailles.
Début du XVIIIème siècle, une grosse variété arrive en France des Pays Bas. Elle se nomme la “Gewone Hollandaise”, encore connue sous ” Asperge violette de Hollande ou encore ” Asperge de Pologne”. Elle remplace la petite variété cultivée alors, sans doute venue d’Italie.
Puis ce fabuleux légume, un peu avant la révolution française, plus précisément en 1750, sort des Jardins du Roi pour s’installer non loin de Paris, à Argenteuil. Sa culture gagne d’autres villes comme Aubervilliers, Bezous, Epinay et Cannois.
Des maraîchers mettent alors au point de nouvelles variétés dès le début du XVIIIème siècle. La première variété identifiée comme telle, est issue d’un semis d’asperges de Hollande. La variété d’Argenteuil voit enfin le jour en 1812 puis les techniques horticoles se spécialisent en devenant plus performantes.
En 1845, les asperges d’Argenteuil ont déjà acquis une solide réputation, à tel point que la Société d’Horticulture de Seine et Oise lui accorde nombre de récompenses et de médailles. A cette époque, aux grandes Halles de Paris, on se dispute les plus belles bottes. Celui qui paiera le meilleur prix acquerra les plus belles asperges. Ce commerce fructueux encourage les maraîchers à sélectionner les meilleurs sujets pour améliorer les variétés et en créer de nouvelles comme ” l’Argenteuil hâtive”, la ” Grosse blanche améliorée “, la ” De Vineuil “.
Toujours dans son utile ouvrage, Valentin-Ferdinand Lebeuf écrit que dès 1850, la culture s’étend en Alsace, en Val de Loire et en Sologne. Mais, comme nous l’avons vu, trois variétés d’asperges existent déjà en Alsace dès le XVII siècle : la ” Grüene Spargel “, la ” Weisse Darhstmedter Spargel ” et la ” Ulmer Spargel “(5). A moins que
Charles Gérard ait mal interprété les vieux manuscrits qu’il a consulté, les Alsaciens cultivaient et se délectaient déjà d’asperges plus de deux siècles avant que des graines arrivent de la région Parisienne.
Ces nouvelles variétés de griffes ont-elles supplantées les anciennes? Probablement, car les Argenteuil devaient être plus productives, moins amères et filandreuses, d’un goût plus délicat qu’une Weisse Darhstmedter Spargel.
Le mystère Hollandais
Quel rôle ont donc joué les Hollandais dans la grande histoire de l’asperge?
Cette contrée n’a probablement jamais abrité d’espèces sauvages d’asperges, par la nature même du sol et le climat de ce pays. De plus, si les Hollandais avaient eu des variétés sauvages, ils ne seraient pas venus acheter celles sauvages poussant naturellement en terre d’Alsace, et cela dès 1539…
Un demi-siècle avant la fin de notre Moyen-âge, la Hollande rayonnait comme terre de lumière, de savoir, d’art et de science. Banquiers, navigateurs, explorateurs, ce peuple maitrisait aussi l’horticulture. Il est probable que toutes nos variétés anciennes d’asperges ont été améliorées au Pays-Bas, pour nous revenir ensuite au début du XVIII ème siècle.
Dans son ouvrage le “Kreuterbuch” paru en 1539, Jérôme Boch mentionne donc deux variétés d’asperges sauvages en Alsace et une autre “… une espèce d’asperge d’eau si abondante dans la vallée du Rhin, qu’elles étaient vendues jusqu’en Hollande…”(3).
Le berceau de toutes nos asperges cultivées seraient-il dans la vallée Rhénane?
Dans son “Histoire des Légumes”, en 1912, Georges Gibault pense aussi que sa culture a cessé en France pendant tout le Moyen-âge. Il émet l’hypothèse de la renaissance de l’asperge “dans les alluvions sablonneuses du Rhin et de l’Escaut, comme en témoignent les noms des variétés anciennes telles l’asperge de Hollande, d’Allemagne, de Pologne, d’Ulm, de Darmstadt, etc.”
En ce qui concerne les asperges de Horbourg, village aujourd’hui nommé “Horbourg-Wihr ” depuis sa fusion avec Wihr en Plaine en 1973, la culture des asperges, comme nous l’avons vu, est attestée dès 1860, mais semble être nettement plus ancienne car en Alsace, au XVII siècle, trois variétés d’asperges sont répertoriées par J.-J. Spielmann : la ” Grüene Spargel “(asperge de Pologne ou de Hollande), la ” Weisse Darhstmedter Spargel ” (asperge blanche) et la ” Ulmer Spargel “, (asperge rouge de Ulm) .
La Géante de Horbourg, variété adulée fin du XIXème siècle, semble avoir un joué un rôle prépondérant dans l’histoire de ce village.
Dans un ouvrage de recensement des techniques horticoles à la fin du XIX siècle, le “Landwirtschaftlichen Wirtschafts-systeme Elsass-Lothringen “, écrit en 1914 par le Docteur Richard Krzymowski installé à Rouffach, on peut lire: ” l’asperge géante se démarquait de la variété Braunschweiger. Sa tête était plus grosse et les écailles se détachaient plus facilement. Sa chair est plus douce et tendre, mais elle a peu de goût (parfum…) Elle appartient aux variétés anciennes “. Toujours dans ce livre, et d’après Johannes Böttner, auteur et horticulteur (1861-1919 ), ” on comprend mieux la culture de l’asperge ancienne de Horbourg car elle était cultivée sur un sol meuble et non sableux. Elle était aussi plus tardive”. Böttner affirme que les plantations sont distantes de 1.20 m, parfois plus importante : ” Nous avons observé à Horbourg que plus la distance des rangées est grande, plus la culture des asperges est endurante (prolifique).
En général, la culture de l’asperge dure assez longtemps à Horbourg. Il me montrait un champ cultivé en asperges depuis 26 ans et un autre qui produisait depuis 18 ans. De Neudorf à Bâle, on trouvait des champs qui ne produisaient que environ pendant 12 ans. Le cultivateur d’asperge Horbourgeois plantait avec conviction son pied d’asperge comme à l’habitude en Alsace-Lorraine (à Hoerdt particulièrement) et d’après la règle, sans butter la terre…”.
L’Asperge Géante de Horbourg a fait l’objet d’un petit livre de 16 pages écrit en 1905 par un certain Monsieur Philippe Obrecht, aussi propriétaire d’une conserverie d’asperges à Horbourg. C’est dans cet ouvrage que l’auteur décrit la Géante de Horbourg en situant sa provenance d’une Hollandaise rouge améliorée (la fameuse Ulmer Spargel, ou asperges de Ulm…). Je n’ai pas réussi à me procurer ce livret pour savoir, entre autre, si d’autres variétés étaient aussi plantées. Les archives municipales de Horbourg ont toutes disparues dans un incendie au cours de la dernière guerre mondiale. Il n’est donc pas aisé de remonter le temps. Il est certain, qu’outre les trois variétés anciennes cités et présentes au XVIIème siècle en Alsace, il existait à Horbourg avant 1860, la variété ancienne Braunschweiger supplantée par la Riesenspargel, qui est le nom germanique de notre Géante de Horbourg, car Outre-Rhin, elle se nommait ” Horburger Riesenspargel(24)” ( Riesen signifie géante). Comme nous l’avons vu, les semis d’asperges d’Argenteuil sont arrivés en Alsace en 1850. Nous savons que la Géante de Horbourg est issue de la fameuse Ulmer Spargel améliorée. Mais améliorée avec quoi? A t’elle été croisée au milieu du XIXème siècle avec une autre variété? Une Argenteuil? Une ancienne variété comme la Braunschweiger?
Pour ma part, je ne pense pas que la Géante de Horbourg soit issue d’un croisement entre la Ulmer Spargel et une Argenteuil, car la réputation de l’asperge de Horbourg est attestée et connue dès 1870, soit à peine vingt années après l’arrivée probable des semis parisiens performants et reconnus. Deux décennies, cela me semble insuffisant pour créer une réputation telle que nous l’avons vu, jusque sur la table du Tsar. Deux décennies ne suffisent pas pour créer, tester et approuver une variété à partir de deux souches différentes, sachant qu’une aspergeraie autrefois, ne donnait véritablement que des sujets performants au bout de cinq années. D’après Böttner(26), (…on comprend mieux la culture de l’asperge ancienne de Horbourg car elle était cultivée sur un sol meuble et non sableux…). Tout est donc une histoire de terroir puis de techniques.
Grâce à l’invention de la conservation par Nicolas Appert en 1795, l’asperge de Horbourg va pouvoir s’exporter hors saison dès 1860. La conserverie J.A. Busser installée à Horbourg, gagne une médaille à Colmar en 1875, soit deux ans après l’installation des asperges de Hoerdt par le Pasteur Louis Gustave Heyler! D’autres médailles pleuvent : Strasbourg, 1878, 1879; 1889 et 1900, puis Mulhouse en 1882 et à nouveau Colmar en 1885. L’essor de la commercialisation des asperges de Horbourg est aussi liée au fait qu’après 1870, suite à l’annexion de l’Alsace, notre région était devenue le jardin du Reich du fait de sa position géographique très au Sud de l’Empire allemand. Les conserveries étaient des ” Hoflieferant ” (fournisseurs). En ces temps de paix relative, entre deux guerres, les asperges de Horbourg partaient à Berlin. Elles se dégustaient même sur la table du Tsar en Russie!
Deux conserveries ( Ph. Obrecht, J. A. Busser ), se partagent l’exportation des asperges de Horbourg.
On peut lire dans un hebdomadaire édité à Berlin, à partir de 1876, chaque semaine en mai, juin et juillet, une publicité vantant les qualités des ” Horburger Riesenspargel “, les fameuses asperges géantes de Horbourg. Celles-ci arrivaient fraiches, par voie ferrée pendant deux mois, puis ensuite en conserve.
En résumé:
La Géante de Horbourg n’aurait donc pas attendu l’arrivée des semis Parisiens, à l’instar de celles de Hoerdt croisées avec une Erfurt, mais serait issue de l’amélioration constante d’anciennes variétés, pendant presque plus de deux siècles, grâce au génie observateur de nos anciens paysans et d’un terroir d’exception.
Pour gagner des médailles dès 1875, la variété de Géante de Horbourg devait être techniquement au point et sa culture maitrisée pour fournir deux conserveries. En 1909, la production des asperges de Horbourg s’élevait à 3000 kg/an sur 20 hectares.
Le destin de l’Asperge de Horbourg
Dans un article du journal ” l’Alsace ” du samedi 21 mars 1959, les planteurs d’asperges de Horbourg s’organisent pour déterminer : “une aire ayant droit à la marque “, une certification novatrice, ancêtre de nos IGP ( Indication Géographique Protégée ). En effet, ” Depuis quelques années, des asperges cultivées un peu partout sont vendues au marché comme des asperges de Horbourg…).
L’aire géographique de production est parfaitement définie sur le ban communal de Horbourg. Cette demande aboutie avec l’accord des ” Services Agricoles du Haut-Rhin “, sous l’impulsion de Monsieur André Ittel, agriculteur à Horbourg et de ses nombreux confrères. Dans cet article, on défend un territoire, mais aucune trace de variété. Des variétés plus productives avaient-elles déjà remplacées la Géante de Horbourg? Car le Marché Commun commençait à dicter ses lois.
En 1970, la culture de l’asperge est encore attestée mais le remembrement a cassé les petites parcelles, effacé les buttes. Une après une, les petites fermes cessent leur activité. La course à la surproduction est lancée. Aujourd’hui, les dernières petites rues de l’ancien Horbourg ne sentent plus le parfum des étables, ni celui des asperges.
Sa culture est en voie d’abandon dans les années 1980. Plus assez rentables, les dernières griffes de la Géante de Horbourg achèvent de mourir dans l’indifférence générale. Le monde agricole continue sa mutation.
La véritable asperge Géante de Horbourg a aujourd’hui totalement disparu.
A la veille de la seconde guerre mondiale, sa culture est attestée à Haguenau, Geudertheim, Ittenheim, Lampertheim, Berstett, Village Neuf et Strasbourg et plus récemment Illfurth, Rumersheim-le-Haut, Dorlisheim
Et voilà qu’un gros coup de blues me submerge. Où est donc passé le goût des asperges de mon enfance?
Plus jamais je ne l’ai retrouvé. L’asperge d’Alsace était autrefois, comme la vigne, une histoire de terroir. Certes, quelques-unes étaient amères ou filandreuses, mais quelles saveurs! Redonnez-moi mon asperge de Horbourg!
Dehors les clones et les hybrides Hollandais aux doux noms de “Grolim” et “Gimlim” qui représentent plus de la moitié des griffes plantées en France! Aujourd’hui, on se passe fort bien de cette notion de terroir et de variété. Des asperges ” “technologiques ” sont plantées au bord d’une autoroute, sur les déblais de terrassement! Qu’on me redonne mes asperges de Horbourg!
Par Daniel Zenner