Sous la pluie fine d’un samedi matin de mai, panier en osier sous le bras, je parcours tranquillement les allées éphémères du marché hebdomadaire de Colmar (68). Nul doute que du haut du clocher de l’église, qui occupe le centre de la place, Saint Joseph, patron du lieu, veillera sur moi. Pour faire mon marché, j’ai une stratégie. D’abord, je prends la température du site. Je me balade, je regarde les produits, j’écoute les chalands comme les marchands. Les produits m’inspirent, des envies me prennent. Je repère les plus beaux fruits, les légumes les plus frais, les volailles dodues et appétissantes, les fromages fermier au lait cru, les charcuteries artisanales. Puis je me décide à acheter, après avoir évalué le nombre de convives se restaurant quotidiennement chez moi.
Ma référence en variété de petits pois est celle que plantait feu mon père : la “Merveille de Kelvedon”. Gamins, nous allions chercher dans les bosquets alentours de petites branches bien fourchues qui servaient de tuteurs aux petits pois. Les plantes montaient alors en toute quiétude à la rencontre du soleil.
Je me rappelle de certaines récoltes abondantes, quand les cosses remplissaient allègrement une bassine à linge. Nous les écossions en famille, sous l’œil bienveillant du père-jardinier contemplant le fruit de son travail: la “Merveille de Kelvedon” allait nous régaler!
En ce samedi du mois de mai, retour du marché. Mes paniers sont pleins de végétaux frais et juteux, qui content fleurette à un superbe poulet fermier de 2.3 kg.
J’ai trois kilos de cosses. J’ai acheté un kilo auprès d’un maraîcher Colmarien. Un autre chez un maraîcher de Sélestat. Le dernier dans un magasin “Grand Frais”. Je voulais tenter une expérience, moi, grand gourmand nostalgique de la saveur des petits pois de mon enfance… Côté prix au kilo (entre 4.20 € et 4.70 €) la différence entre le producteur qui propose son produit en vente directe et le supermarché est insignifiante… Parlons maintenant qualité, calibrage et fraicheur.
Je trouve regrettable que certains de nos maraîchers, à l’heure où l’on parle d’économie locale et de vente directe, ne sachent plus faire cueillir à leurs employés les cosses de bon calibre, à juste maturité, pour constituer un lot homogène. Comme les moissonneuses-batteuses à petits pois qui sévissent en Beauce ou en Loire, et qui ne réalisent qu’un passage sur la plantation, tamisant ensuite les différentes graines par calibre, les gens qui ont cueilli mes pois ne se sont guère souciés de la qualité qu’ils proposaient.
Rapport qualité-prix, je retournerai au supermarché, du moins pour ce type de légume car côté boule de céleri avec tiges feuillées, choux-raves, navets boule d’or, oignons blancs en tiges, échalotes fraiches, tomates mûries sur pied, je retournerai chez mes maraîchers…
J’ai passé exactement trente minutes à écosser mes petits pois. En sourdine, Jean Sébastien Bach m’a encouragé. Le feu ronronne dans la cuisinière à bois, ce qui peu paraître surréaliste en plein mois de mai. Mais dehors, à 900 mètres d’altitude, le vent souffle, les gouttes de pluie s’écrasent sur les vitres, il fait 16 degrés…
Maintenant, imaginez que vous soyez assis dans un très bon restaurant qui vous propose en garniture, avec un pigeon par exemple, les petits pois “à la française”. Sachez que la portion que vous avez dans l’assiette coûtera plus de deux euros (HT) au maître des lieux, car le beurre de qualité caresse dans cette recette les fruits délicats. Prenez maintenant un restaurant “normal” qui vous propose le même plat. Les petits pois “à la française” sont achetés congelés, terminés à la margarine ou à l’huile et arborent fièrement et légalement le label “Fait maison”… Je vous laisse calculer les marges…
La recette des petits pois “à la française” devrait être protégée, ainsi que d’autres comme les tripes “à la mode de Caen”, la poire “Belle Hélène” ou la “Pêche Melba” car le grand Escoffier doit se retourner dans sa tombe.
Mais revenons aux petits pois.
Voici dans son ouvrage culinaire la première apparition des “Petits pois à la française”. Il s’agissait de cuire les graines vertes et juteuses pendant trente minutes dans un bon volume d’eau, de les égoutter, de les piler puis de détendre cette purée avec un consommé froid et réduit à demi-glace. Passez à l’étamine, ajoutez un peu de sel, du sucre et une énorme quantité de beurre fin. Donner juste un bouillon puis verser sur de petites quenelles de volaille…
Un peu plus tard, notre bon Jules Gouffé, en 1867, consigne sa recette de petits pois à la française que je résume ici : mettre un kilo de pois fraichement écossés dans une casserole avec 100 g de beurre, 1 dl d’eau, 50 g d’oignons blancs, une pincée de sel, 25 g de sucre.
Cuire trente minutes. Manier ensemble 100 g de beurre et 20 g de fine farine, agiter la casserole pour bien mêler, servir!
Auguste Escoffier écrit en 1901, un préambule consacré aux petits pois : “Quel que soit le genre de préparation, auquel on les destine, les petits pois doivent être choisis bien verts, fraîchement cueillis et écossés au dernier moment. Ce légume est de ceux qui perdent le plus facilement leurs qualités, faute de soins. S’ils sont traités avec attention, leur saveur est d’une incomparable finesse, mais la moindre négligence en fait un légume quelconque, fade et sans valeur” Tout est dit! Voici résumée, sa recette de petits pois à la française : un litre de pois fraichement écossés, un bouquet comprenant un cœur de laitue, 2 branches de persil, 2 branches de cerfeuil, 12 petits oignons, 125 g de beurre, 10 g de sel, 20 g de sucre.
“Manier le tout ensemble jusqu’à ce que cela forme une masse compacte et tenir au frais jusqu’au moment de mettre en marche”. Remarquez que ce plat était cuit à la minute!
Puis Escoffier continu : “Au moment de mettre les pois en cuisson, leur ajouter trois cuillerées à soupe d’eau; les cuire doucement en tenant la casserole bien couverte. Au moment de servir, retirer le bouquet; faire la liaison au beurre, hors du feu; couper la laitue en quatre et la dresser sur les pois”.
Si la courgette et l’aubergine sont les amies de l’huile d’olive, le petit pois est indéniablement marié au beurre!
Je me rappelle, c’était en colonie de vacances en Haute Saône, à Beaumont, en juillet, au temps des petits pois… J’avais 10 ans. Le moniteur en chef m’avait puni car je ne voulais pas finir mon assiette de petits pois farineux au goût de fer blanc et au jus gluant. Les copains étaient partis. J’étais seul sous la tente-cantine bleue, la tête froide devant mon assiette froide. Têtu comme une mule, j’ai refusé d’ingurgiter le plat infect issu d’une boite 5/1. J’avais connu les “Merveilles de Kelvedon” de mon papa, les extra-fins cueillis vivants et savourés deux heures après, comment aurais-je pu manger la pitance “Cassegrain”?
Cuisinières et cuisiniers, jardiniers, amateurs et gastronomes, battez-vous Que Diable!
Pour refaire vivre nos petits pois… à la française!
Par Daniel Zenner