Rarement je n’ai été si surpris, au cours de la préparation de ces billets terminologiques, qu’avec la « dodine ». J’avais commencé par consulter le dictionnaire en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales, et je m’étais étonné d’y voir que le mot « dodine » aurait désigné une « sauce au blanc faite d’oignons, de champignons et de jus de volaille rôtie ». Elle serait attestée dès 1377 (Gace de La Buigne, Roman des deduis, éd. A. Blomquist, 3468), avec un mot qui viendrait du verbe « dodiner », car la sauce aurait due être longuement vannée. Moi qui croyait qu’une dodine était une volaille farcie !
Comme le dictionnaire est souvent pris en défaut, quand il s’agit de cuisine, j’étais allé directement consulter le Dictionnaire universel de cuisine de Joseph Favre… et rien ! On passait de « dobule » à « dolabelle ».
Dodule ?
« s. m.—Poisson du genre cyprin qui habite les lacs, les étangs et les rivières ; on en distingue plusieurs variétés, le rosse, le biponctué, l’ablette sont les espèces qui – se ressemblent le plus. Sa chair ressemble à celle de la sandre ou de la fera. (Voir ces mots.) On le soumet aux mêmes préparations culinaires que ces derniers. Il est facile à la digestion. »
Et dolabelle ?
« s. f. — Mollusque à coquille triangulaire qui habite les côtes de l’Inde et de l’Océanie; il répand autour de lui une liqueur pourprée pour se dérober aux naturels du pays qui la recherchent pour s’en nourrir. Ils le font cuire dans la braise. »
Rien sur la dodine, donc. Et dans le Guide culinaire (qui est un mauvais livre) ? Rien non plus. Je remontais alors dans le temps : rien dans Gouffé, rien dans Urbain Dubois, rien dans Carême, rien dans Marin, rien dans Massialot, rien dans L.S.R, rien dans le Ménagier de Paris…
Et plus récemment ? C’est seulement dans l’Heptameron des gourmets, d’Edouard Nignon, en 1919, que j’ai enfin trouvé la définition de la dodine :
« LA DODINE DE CANARD. — La recette de cette dodine nous a été transmise par Taillevent, queux du roi Charles V, telle que je la transcris ci-dessous :
« Autre dodine de verius sur oyseaux de riuiere ou autre volaille de rost, prenez de verius : et puis le mettez dessoubz vostre rost en vne poesle de fer, et puis prenés moyeulx d’œufs durs et puis demy douzeine de foyes de poulailles et que les foyes soyent vn peu rostis sur le gril : et les passez par l’estamine auec verius et y mettés vn peu de gingembre et de percil dedans et tout bouillir ensemble et mettés sur le rost, et du pain haslé dessus le rost, et pareillement dedans autre dodine. »
Voici, d’autre part, comment est décrite la dodine dans Le Grand Cuysinier de Toute Cuysine Très-utile et profitable : « Presse du pain blanc et le fais rostir bien roux sur le gril, et mets tremper en fort vin vermeil, puis fais frire des oignons par rouelles en sain de lard, et passe ton pain par l’estamine, puis pour espice, canelle, muscade, clou de girofle, et sucre, et gouste de sel, et fais le tout bouillir ensemble auec la gresse de canart, et quant sera cuyt, iette sur ton canart ou oyseau de riuiere. »
Mais comme les gastronomes d’aujourd’hui ont pour leurs chefs de cuisine moins d’indulgence que feu Charles V, j’ai dû modifier cette formule, et voici comment je leur apprêterais la dodine :
Faites cuire à la broche un canard de Rouen, bridé en entrée, que vous tiendrez rose. Découpez-le en lui enlevant successivement les cuisses, les ailes et le croupion. Dans une casserole basse placez alors le foie et la carcasse pilée ; mouillez le tout de Chambertin, que vous ferez réduire de moitié, puis d’un demi-litre de fine demi-glace. Cuisez avec le liquide et en dépouillant lentement. Mettez ensuite dans une autre sauteuse trois cents grammes de truffes pelées et émincées, ainsi que douze belles têtes de champignons cuits. Sur cette garniture, passez la sauce, d’abord au chinois avec pression, puis à la mousseline; vous fermerez hermétiquement la sauteuse et y cuirez le tout à point. Cela fait, posez les cuisses du canard sur un plat long et creux en porcelaine. Dressez par-dessus les ailes taillées en aiguillettes, que vous couvrirez avec les truffes ; environnez le tout de vos champignons et saucez copieusement. Vous servirez la dodine très chaude et sans autre garniture, afin de laisser savourer, comme il convient, ce mets d’une absolue finesse. »
Que retenir de tout cela ? Certainement la dodine est une sauce, comme le disait le dictionnaire, et non pas une volaille farcie ! La recette de Nignon est très particulière, mais certainement déviante. En réalité, la sauce dodine inclut verjus (ou vinaigre), foies de volaille, gingembre, persil… avec bien sûr le jus de volaille réduit ; la liaison se fait au pain.
Par Hervé This