Un ami me soutient que les groseilles à maquereaux tiendraient leur nom d’une sauce anglaise (gooseberry sauce)… mais il n’a aucune autre référence à me donner que le Guide culinaire, dont on sait que c’est un bien mauvais livre, qui confond les terminologies, qui est ignorant de l’histoire de la cuisine, qui ne cite aucune source, etc. Bref, il y certainement lieu d’aller y voir de plus près, et je vous livre ici les résultats de mon exploration. Recherche terminologique sauce groseille à maquereau.
Commençons par du récent, le bon dictionnaire de la langue française du CNRS, en ligne : on y découvre que le groseillier à maquereau, Ribes uva crispa, aurait pour premier nom « groseillier épineux ». Puis consultons le dictionnaire de Joseph Favre, en 1906 : notre auteur (sans référence, à nouveau) nous dit que « le nom de groseille à maquereau a été donné parce que l’on s’en servait en vert-jus pour assaisonner ce poisson indigeste ». Pourquoi pas, donc, mais là encore, c’est trop rapide. Consultons davantage, en remontant le temps.
En 1822, André Viard, dans son Cuisinier royal, donne successivement une « sauce au fenouil » suivie d’une « sauce à l’anglaise aux groseilles à maquereaux » :
Sauce au Fenouil.
Ayez quelques branches de fenouil vert, épluchez-les comme du persil, hachez-les très-fin, faites-les blanchir, rafraîchissez-les, jetez les sur un tamis; mettez dans une casserole deux cuillerées de velouté, autant de sauce au beurre; faites-les chauffer; ayez soin de les vanner à l’instant de servir; maniez votre fenouil avec un morceau de beurre, jetez-le dans votre sauce, mêlez-le bien, mettez-y le sel convenable et gros poivre, et peu de muscade. (F.)
Sauce à l’Anglaise aux Groseilles à Maquereaux.
Prenez vos deux pleines mains de groseilles à maquereaux à moitié mûres, ouvrez-les en deux, ôtez-en les pépins, faites-les blanchir dans de l’eau avec un peu de sel, comme vous feriez blanchir des haricots verts; égouttez-les, jetez-les dans une sauce comme celle indiquée ci-dessus, avec fenouil ou sans fenouil : cette sauce sert à manger, en place de celle de maître-d’hôtel, des maquereaux bouillis.
Et si mon ami avait finalement raison, d’invoquer une origine anglaise de la sauce ?
Mais Viard n’est généralement pas le plus informé, et il vaut mieux remontrer encore. Or, exactement un siècle avant lui (1722), François Massialot (Le Nouveau cuisinier royal et bourgeois) évoque déjà du fenouil et des groseilles avec les maquereaux. D’ailleurs, sa recette est intéressante :
MAQUEREAU. Est un Poisson de mer que tout le monde connaît : on le sert dans la nouveauté, sur les bonnes tables, de la manière qui suit. Vous les fendez ou incisez un peu le long du dos, les ayant vidés ; vous leur faites prendre le sel avec huile, sel menu, poivre et fenouil. Vous les enveloppez du même fenouil verd, pour les faire rôtir ; et vous y faites une sauce avec beurre roux, fines herbes hachées menu, muscade, sel, fenouil, groseilles dans la saison, câpres et un filet de vinaigre.
Là, il n’est pas stipulé de quelles groseilles il s’agissait, mais, en tout cas, on voit les groseilles avec les maquereaux !
Et l’on retrouve le fenouil… mais quiconque a un peu fréquenté les côtes bretonnes sait bien que maquereaux et fenouil sont des ressources abondantes et rapprochées.
Continuons notre exploration : en 1656, Pierre de Lune (Le cuisinier) évoque aussi des maquereaux grillés, avec « fenouil vert », « beurre roux » et « groseilles vertes ; d’ailleurs, il ajoute notamment du citron et du vinaigre. Deux ans avant, Nicolas de Bonnefons (Délices de la campagne) propose aussi de cuire avec fenouil vert, et « sauce au beurre avec les groseilles vertes qui est leur vraie sauce ». Quant à l’auteur qui ne signe que de ses initiales L.S.R., il indique aussi la présence de groseilles, plus de dix ans avant :
« Maquereaux frais rôtis. Je crois vous avoir déjà fait observer que la bonté de ce poisson consiste dans sa fraicheur, et que quoi qu’on le nomme du poisson d’avril, il n’en vient pas souvent un seul en ce mois-là, et bien plus en mai, qui est sa plus naturelle saison ; on en voit aussi en septembre et octobre, mais ils sont maigres, et n’ont point ce véritable goût de la première saison. Videz-les par l’ouïe, et les essuyés seulement, car on ne les lave jamais ; fendez-le tout le long du dos, depuis la telle jusques en bas, et ce jusques à l’arête ; faites-les griller à petit feu sans fenouil, c’est une rêverie du petit bourgeois, et de la plebe ignorante, si le maquereau est frais et bon, jamais il ne tiendra au gril, s’il ne vaut rien vous en servez pas, quand il fera bien cuit donnez lui une sauce rousse qui est la meilleure de toutes et pour ce vous ferez fondre du beurre dans lequel bien roux vous jetterez du persil haché menu, après cinq ou six tours vous l’aissaisonnerez de sel menu, épices, groseilles, citron par tranches, ou aranges, verjus, peu de vinaigre, chipeleures fine, ou de vos liaisons, & donnez chaudement à manger. »
Même avec une typographie rectifiée, on voit l’anciennement : des aranges, plutôt que des oranges, de la chipeleure, pour chapelure, des assaisonnements… Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse : nous, nous observons surtout la présence de groseilles ! Et cela dès le 17e siècle, en France. Décidément, nous avons bien fait de ne pas propager des idées qui n’étaient pas étayées : depuis des siècles, en France, sans que l’Angleterre y soit pour rien, on agrémente les maquereaux de groseilles… à maquereaux.
Par Hervé This