Quel difficile métier que j’exerce sur le Journal de Julien Binz ! Quand je prends la plume (pardon mon clavier) que les mots commencent à s’afficher sur l’écran, qu’un texte prend forme, commence à vivre, je sais qu’il ne peut plaire à tout le monde. Triste constat, cruelle réalité d’une chronique objective : je vais égratigner quelques susceptibilités, chatouiller des collègues et amis, écrire des “choses” qu’il ne faut pas que l’on sache, pourfendre quelques tabous plastifiés, casser des “on-dit” et briser des rumeurs, sortir de sa gaine de cuir mon couteau de cuisine pour trancher dans le vif du sujet, brûler mes doigts dans une casserole géante de lait thermisé.
Quelquefois, mes chroniques résonnent ou butent sur le mur des intérêts personnels que chacun défend. Quand je vous entretiens de la dinde industrielle, des éleveurs ne sont pas contents. Pas contents les éleveurs. Au tour des industriels du lait : pas contents. Les vaches ! La cuisine dans des sacs plastiques et sous-vide : oser en parler, c’est déjà savoir qu’on ne va pas se faire que des copains ! Quand je parle des Fasts food, j’ai Mac Do aux fesses, quand je démonte les émissions débiles de téléréalité sur TF1 ou M6, je me fais incendier en coulisse, quand je parle de ma passion pour le foie gras, j’ai les anglo-saxons, qui veulent me caresser l’échine avec des battes de base-ball, quand je beurk un restaurant qui mérite de l’être, je prends le risque de me retrouver au tribunal.
En fait, tout cela à peu d’importance pour moi. Sauf les amis qui ne sont pas contents. Alors on discute. Avec les amis, on discute.
Alors j’en ai marre ce soir de me faire engueuler quand je brandis haut et fort ma prose gourmande. Je voulais vous entretenir présentement du triste sort de quelques bestioles et légumes oubliés, de quelques plats emblématiques de notre patrimoine culinaire de Notre terre de France, mais que nenni ! Ce soir je ne prends pas de risques !
Je vous entretiendrai donc de la beauté de la nature, celle qui m’émerveille au quotidien, celle qui m’entoure et me nourrit et me permet de jubiler en vivant le temps qui passe. Que l’orage et les tempêtes, les tsunamis, les sécheresses et les inondations ne s’invitent pas ce soir au grand banquet de Dame Nature.
Je vous parlerai donc des écureuils.
Hier, au petit matin, j’ai trouvé devant ma porte mon écureuil, allongé sur le dos. Sa queue en panache flamboyant, bien droite, se dressait au dessus de sa tête. Un peu de sang perlait de son nez et de sa bouche. Il était encore chaud comme un petit pain au chocolat. Je l’ai tendrement pris dans mes bras. Jamais encore je n’en avais observé un d’aussi près : que la nature est ingénieuse et poétique car elle ne se contente pas de donner à ce petit corps des muscles d’athlètes qui lui permettent de sauter de branches en branches, de superbes griffes pour accrocher l’écorce, des dents pointues et robustes pour casser les noisettes, des yeux noirs et profonds pour scruter son horizon. Oui, la nature a sculpté ce petit mammifère dans un écrin de poils fins, oscillant du brun au noir en passant par le noir. La fourrure est mordorée, irisée. Le ventre est couvert d’un fin duvet velouté, blanc de neige. Je suis triste, car mon écureuil est mort.
Mais quand j’écris “mon écureuil” je mens. Car je ne suis qu’un homme et celui-ci à la fâcheuse habitude de s’approprier tout ce qui l’entoure, vit le plus naturellement dans la propriété qu’il a acheté. Cet écureuil était un être complet, adapté à son environnement, vif et agile, surnommé en mes contrées “singe des montagnes”
Ma première rencontre avec lui date de cet hiver. Sur le chemin du haut, en accompagnant les enfants à l’école, la bête se dressa subitement au milieu du chemin. L’écureuil s’assit sur son postérieur, gonfla sa queue en la faisant légèrement vibrer. Seul, déterminé et stoïque, le héros roux de cent cinquante grammes défia les mille deux cent kilos de ma voiture, refusant malgré le grondement du moteur à nous laisser continuer notre route ! Je suis donc descendu prudemment sur le sol gelé pour lui demander de nous laisser passer. Ce qu’il fit à contrecœur en émettant quelques grognements. Il nous fit sa démonstration de force plusieurs fois pendant l’hiver. Au printemps, je le vis quelquefois pendant que je terminais mon chantier de bois un peu au dessus de la ferme. Il devait je pense, plus m’observer que moi je ne le voyais !
Cet été, il fit quelques apparitions timides dans le verger, voyageant de sureau en érable comme un acrobate funambule. Mi-aout, il élu domicile entre les houx et les grands noisetiers, secouant les branches de ce dernier pour détacher les noisettes fraiches. Celles-ci tombaient bruyamment sur la tôle du pan de toit arrière. Ma petite famille et moi avions pris l’habitude de le regarder œuvrer à ce quoi la nature l’a destinée : vivre sa vie d’écureuil, sauvagement, naturellement, sans se soucier des mille tracas humains. Il venait quelquefois grignoter des noix que nous lui déposions sur une plate-forme que nous avions installée à mi-hauteur dans un petit érable. Nous pouvions ainsi admirer son agilité, son adresse, sa dextérité à sauter d’arbre en arbre.
Puis hier matin, il passe de vie à trépas, à deux cent mètres des grands noisetiers.
La vie est bien cruelle, est-ce ma faute si ce brave écureuil a cessé de vivre? Dire qu’autrefois, les habitants de ma région chassaient l’animal pour la succulence de ses chairs. Un célèbre pâté était même réalisé dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines. Sa réputation dépassait nos frontières d’Alsace car Louis XVI en faisait venir à sa cour !
Voilà que ça me reprend, je parle de nature, avec un petit brin de poésie, mais je glisse imperceptiblement dans le gouffre sans fond de mes instincts culinaires.
Début septembre. Je viens de rentrer les poules. Il est 21 heures et trente six minutes. Huit petits degrés s’affichent au thermomètre. L’été semble passé mais il est encore présent, laissant sur les prés aux herbes sèches l’empreinte des soleils ardents du mois d’aout. Les sources ne chantent plus guère, mais cela ne me m’inquiète pas car j’aime tant vivre les saisons. Dire qu’il y a quelques mois, l’eau jaillissait des trous de mulots. Je creusais des tranchées pour canaliser ce fluide essentiel, salutaire, vital. Dire qu’il y a six mois, le froid figeait le végétal dans une gangue de glace éphémère par moins vingt degrés centigrades. Dans ces moments-là, la nature se tait. Passive, elle attend. L’horloge interne des mésanges, comme des bourgeons de sapins, s’est figée dans l’éternité des molécules désactivées. La vie ne tient plus qu’à un fil de glace. Les bûches de bois de hêtre coupées au dessus de l’étang rayonnent dans le poêle qui ronronne. L’astre céleste rend, par une des plus belles inventions de la nature -le bois- l’énergie que celui-ci a accumulé pendant sa vie d’arbre. En plein hiver, en me laissant bercer par l’image des flammes qui dansent, c’est mon vieil ami le soleil, âgé de plus de quatre milliards d’années, qui me réchauffe.
Début septembre, je viens de rentrer les poules et j’ai envie ce soir d’hiver. Jubiler en observant hors du temps les flocons de neige portés par le vent – dont chacun est unique, vibrant individuellement de son réseau cristallin – au travers de la fenêtre qui ouvre sur le jardin. J’ai envie d’une saucisse de Morteau, grasse, fumée, juteuse, au boyau bronzé croustillant, se prélassant tendrement sur un lit de “pommes à la sauce” de rustres patates détaillées en gros cubes et cuites dans le bouillon de la dite saucisse liée au roux brun avec la feuille de laurier, la branche de thym, le poivre blanc entier et les gousses d’ail. Et un savagnin de bonne maison, oxydé et vif comme il se doit aux senteurs de poire séchée, de noisette, de pralin et de noix de la saison passée.
Je suis presque impatient de vivre à nouveau chaque année, chaque saison. Mais je me résonne : ne précipitons pas les choses, chaque chose en son temps, chaque temps à sa chose. En ma montagne, les saisons sont bien marquées, bien que quelquefois, elles nous ménagent de belles surprises : des brumes aux senteurs automnales viennent caresser le sommet des pins le quinze juillet ; des journées caniculaires écrasent bêtes et hommes en plein mois d’avril, titillent la capselle Bourse à pasteur et réveille les primevères ; des soleils insolents de janvier réveillent les geais, et les giboulées de mars ouvrent subitement dans un ciel noir des trouées de lumière blanche mariées à de solides grêlons.
Que la nature est prodigue, belle et généreuse.
Et je ne me ferai pas enguirlander ce soir par des lecteurs concernés par la chronique. “Mon” écureuil aurait sans doute eu son mot à dire, comme le soleil et les mésanges, les moucherons, les noisettes et les hirondelles de cheminées.
Par Daniel Zenner