salon ANUGA à Cologne, 155 000 visiteurs professionnels venus de 180 pays DR

Le ventre du monde au salon ANUGA

Je déambule nonchalamment dans les allées surpeuplées du plus grand salon mondial de l’agro-alimentaire. ANUGA, 32ème édition du genre, installé au sein de la ville tentaculaire de Cologne, Köln pour les Allemands. Je viens d’y passer six jours, en ambassadeur de la gastronomie alsacienne, à cuisiner les bons produits de notre terroir. 6600 exposants venus de 100 pays y vantent leurs produits. 155 000 visiteurs professionnels venus de 180 pays s’y pressent. Le volume du chiffre d’affaires généré, donne le tournis…

Le spectacle a commencé. Voici chers clients, chers visiteurs, chers amoureux de l’Alsace, chers exposants, la fameuse tarte flambée “Pierre Schmidt”, un excellent poulet Label Rouge de la maison “Siebert” cuisiné au Riesling et crème Label Rouge “Alsace-Lait” servi avec des spätzelés “Heimburger” ou “Valfleuri”, des sublimes croquilles d’escargots “Française de Gastronomie”, un tendre et tiède rösti de foie gras “Feyel”, un fondant pavé de saumon bio “Escal” sur un lit de choucroute moelleuse au curry “Case aux Epices” et beurre Nantais au vinaigre “Melfor”, un lapin “Siebert” à la bière Météor “Wendelinus”, une mousse lactée au thé Earl Grey “Jardin de Gaïa” et coulis framboise “Solinest”, un tiramisu XXL au café “Sati” ou “Henri”, et pour digérer tout cela, vous prendrez bien un verre de limonade ou d’eau pétillante “Lisbeth”?
Je suis bien installé dans ma cuisine de démonstration. Avec mes deux plaques induction, un four ménager et un lavabo installé dans la réserve, je me débrouille. En face de moi, la Maison Rougié. Je sympathise avec les deux cuisiniers. Un peu plus haut, une grande maison spécialisée dans la truffe présente ses produits dans des vitrines or et argent.

ANUGA, il y a de tout

Et je me régale, car je suis pendant cinq jours immergé dans le sacro saint temple de la bouffe mondiale. Le meilleur du savoir-faire agricole et le pire de la bouffe industrielle s’y côtoient. Il y en a pour toutes les bourses, tous les goûts, toutes les cultures. Dans une vitrine, je regarde en connaisseur une volaille de Bresse. Un peu plus loin, je contemple négligemment le cadavre blanc et flasque d’un animal plumé, élevé en batterie en Hongrie, et destiné à régaler les incrédules de nuggets et autres aliments toxiques, salés, gras et insipides…
salon ANUGA -achives- DR
J’officie dans le hall “Epicerie Fine” dans lequel je croise les marchands de poudres, les vendeurs de sauces en sachets, de mayonnaise en containers. Cependant, je goûte de sublimes huiles d’olives de Grèce, croque l’olive noire de Tunisie, apprécie le corsé jambon de Parme puis l’Ibérique Patta Negra affiné 30 mois. J’ai la chance de déposer sur ma langue une goutte de l’authentique vinaigre balsamique de Modène dont les tonneaux, du plus grand au plus petit sont exposés juste derrière mon stand. Les plus beaux fromages du monde rivalisent entres eux. Et il n’y a pas que la France pour en proposer! De Hollande, de Belgique, d’Allemagne arrivent les spécialités laitières thermisés qui ne devraient pas avoir le droit de s’appeler fromage.

Chocolats, champignons, végétaux, poissons, spécialités alimentaires, boissons, le bio: dix halls, sur 300.000 m² reflètent ce que l’humain mange en 2013 et ce qu’il mangera en 2020. J’ai peur, un frisson d’horreur me gagne. Car ce que je mange au quotidien – en humain privilégié, je le dit et l’assume- ne concerne que moins d’un dixième de l’étendu des stands d’exposition. Le reste? De la malbouffe. Pour nourrir huit milliards d’êtres humains. Des protéines animales ou végétales d’origines diverses pour faire grandir nos marmots. Et à n’importe quel prix.

La mondialisation de notre alimentation n’est pas à sens unique. Le Chinois nous vend ses nems surgelés mais il achète notre savoir-faire bien français au travers de nos spécialités agricoles. Les Américains bavent d’envie devant nos vins et nos fromages, dont les bêtes à cornes qui fournissent le lait sont un peu trop souvent nourries avec leur soja…

Entre le poulet et la Panna Cotta, en ce mardi 08 octobre après midi, je me suis évadé une petite heure. Je voulais voir les halls présentant la viande.

Je compte bien voir les lourdes carcasses rouges et blanches des bœufs argentins pendus aux esses en inox, les imposants aloyaux de génisses limousines rassis deux semaines, les arrières de fiers taureaux brésiliens maturés 24 jours, le train de côtes d’un bœuf de Kobé, les demi agneaux écossais ayant brouté l’herbe rase et verte cernant les lochs à l’eau pure, les porcs italiens nourris aux glands, les veaux de lait des prairies du Michigan et ceux de Normandie à la chair rosée et nacrée. Je voulais voir, juste évaluer le marbré, le persillé de la graisse veinant les chairs rouges, normalement noires sur la tranche pour une viande bien rassise. Je me prêtais déjà à rêver devant la protéine animale. Je désirais humer le parfum enivrant, doux et suave du muscle reposé post-mortem. Je me voyais déjà avec mes amis, trancher vivement et d’un geste assuré, une entrecôte dans la masse juteuse, grillée, presque caramélisée d’un aloyau cuit entier et provenant de bonne maison.
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Que nenni!
Sous ces immenses halls, point de boucher couperosé au tablier blanc maculé de tâches rouge de sang et de lymphes; point de noble carcasse exhibée, point de gras blanc et dur recouvrant la totalité d’un carré de porc. Sur mille stands, je n’ai vu que des hommes cravatés, des hôtesses en collant aux sourires aguichants, assises sur de hauts tabourets de bar pour dévoiler leurs mollets et leurs cuisses. Des néons, des lumières, du marketing à tour de bras, des commerciaux bedonnants ou secs en costumes noirs, des jolies images de vaches et de cochons, des espaces VIP aux meubles blancs.

Et partout, cette tenace odeur de viande grillée, permanente, prenante, âcre, écœurante.

Je ne découvre dans ces immenses hangars, que des vitrines réfrigérées dans lesquelles sont alignées en ordre impeccable dix-mille charcuteries et viandes. Toutes les chairs sont transformées, emballées, portionnées, détaillées. Du plastique, encore du plastique, toujours du plastique. Les vitrines puent le plastique. Le plastique luit, reflète la lumière blanche des néons. Le plastique ceint l’aliment, le serre, le colle, le compresse. L’action des bactéries est retenu par l’absence d’air avec la haute bénédiction de la fée azote et de l’abbé anhydride sulfureux. Je rêve. Comment c’était avant? Il y a cinquante ans? Avant l’ère des emballages? Quand les bouchers tuaient les bêtes derrière leurs échoppes et les présentaient nues sur leurs étals?
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Drôle de monde que notre Europe où l’on cache le fait que l’on doit tuer pour vivre. Un animal ou légume, c’est pareil, le reste n’est qu’affaire de religion, de culture et de sensibilité. Les abattoirs sont relégués dans les campagnes, les bouchers ne se montrent plus, les viandes attendent le client dans des barquettes de polystyrène coiffées de vinyle.

Dans l’univers de la barbaque, le steak haché de bœuf règne en maître incontesté. La faute à ceux qui en mangent, tans pis pour eux. Les vaches maigres, laitières de réforme réduites en bouillasse, font les choux gras des bidochards.
Idem dans le hall des poissons. Ici tout est sous plastique, fileté, portionné, surgelé, transformé, prêt à l’emploi. Point de turbot ni de lotte entière, même pas un hareng! Par contre j’ai vu une sirène lascive, étalée sur de faux glaçons. Mais ce n’était même pas une vraie, car elle avait un soutien gorge. Pourtant tout le monde sait bien que les sirènes ont les seins nus…

ANUGA 2015, ce sera en mars. Allez-y, ça vaut le déplacement. Vous rencontrerez au détour d’une allée un produit d’exception, discuterez en Anglais avec un Iranien, un Cosaque, un Hindou, un Bolivien, un Cambodgien et vous vous ferez une idée des tendances de notre alimentation pour les prochaines décennies.

Bon appétit!

Par Daniel Zenner