Le monde végétal est plein de dangers alimentaires. Et alors ? par Hervé This

Les grappes de tomates vendues en grappe ont une merveilleuse odeur. Pourquoi ne pas les macérer dans l’huile, comme on fait du thym ou du basilic ? L’estragon a un goût remarquable ; pourquoi ne pas le faire macérer dans l’eau-de-vie, puisqu’on y met bien des cerises ? La noix muscade a une saveur merveilleuse ; pourquoi ne pas en ajouter davantage ? Les crosses de fougères ont un goût délicat de noisettes ; croquons-les ? Peler les pommes de terre est une corvée ; et si l’on faisait les frites en laissant la peau ? Les haricots verts crus ont un croquant agréable ; pourquoi se fatiguer à les cuire ?

Continuons la litanie avec une question parfaitement analogue, et dont la réponse est connue : les sels de plomb ont une saveur douceâtre ; pourquoi ne pas les ajouter aux vins, pour leur donner une belle « rondeur » ? Réponse : parce que l’édulcoration des vins par des sels de plomb a délabré l’Empire romain, en causant le saturnisme des élites.


Hervé This, Directeur scientifique de la Fondation Science  & Culture Alimentaire
Hervé This, Directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire
Depuis toujours, la gourmandise a vaincu la peur… mais le goût n’est pas une garantie de sécurité. Certains végétaux qui pourraient être toxiques en raison de leur position taxonomique sont comestibles (du moins, certaines de leurs parties : la pomme de terre, si l’on évite la peau, surtout quand elle est verte, parce qu’elle contient des alcaloïdes), alors que d’autres plantes qui ont bon goût sont des poisons.

Plus généralement, notre citadinité nous fait oublier que les plantes ne sont pas les amies de l’espèce humaine, sauf certaines qui ont soit coévolué avec les primates (les fruits se seraient progressivement chargé de sucres « afin » de favoriser la propagation des espèces à fruits) ou certaines qui ont été domestiquées (sans confondre la cigüe avec la carotte sauvage, comparez cette dernière, fibreuse, dure, avec la carotte domestique, tendre, gorgée de sucres).

Bref, en matière de consommation de végétaux, c’est de certitudes dont nous avons besoin, avant de nous lancer dans la consommation de végétaux inconnus : la gourmandise fait bien d’attendre les études… parfois longues, et généralement tueuses de rats ou souris de laboratoire.


Aussi doit-on saluer la publication, par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), d’un document qui répertorie une liste de plantes utilisées à des fins alimentaires variées (épices, aromates, thés…) : la liste des espèces s’assortit d’une liste des composés toxiques contenus dans ces végétaux, d’observations relatives à des accidents déjà signalés et de références aux études scientifiques qui permettent d’affirmer que les effets toxiques ne sont pas de vagues dictons. Cette liste servira de base à une harmonisation des méthodologies pour la détermination de la sûreté de la consommation des végétaux.

Ceux qui l’ignoraient –ou qui voulaient l’ignorer : jusqu’où va la gourmandise ?- découvriront que la la majeure partie des « bonnes choses » est dangereuse… mais consommée ! Le mieux à faire, pour s’en convaincre, consiste à croiser la liste européenne et les données des sites internet indiqués par le moindre moteur de recherche.

Ainsi, la première des plantes de la liste est Aethusa cynapium, ou petite cigüe, dont les moteurs de recherche nous montrent immédiatement l’utilisation : un site homéopathique signale que « le “persil des chiens” ou “faux persil” est à l’origine d’un remède homéopathique. Elle contient des alcaloïdes toxiques qui la rendent vénéneuse mais pas mortelle. En homéopathie, Aethusa cynapium est le remède contre l’intolérence [sic] au lait des enfants accompagnée de fortes diarrhées. Aethusa cynapium convient également contre des inflammations de l’intestin chez des adultes » !

Aframomum angustifolium, deuxième sur la liste, est la cardamome du Cameroun, qui contient le 1,8-cinéole, lequel est léthal à des doses de 0,05 millilitre pour l’espèce humaine. Troisième sur la liste, Aframomum melegueta contient de la pipérine, qui est un alcaloïde présent dans le poivre. Hélas, l’ingestion de 0,35 g de graines d’Aframomum par des hommes jeunes a produit des troubles de la vision.
Continuons notre flânerie : l’agastache contient de l’estragole et du méthyleugénol, notamment. Pourtant un des premiers sites référencés en dit : « L’agastache, parfois dénommée “thé mexicain”, possède un parfum très marqué. Froissé, son feuillage exhale une senteur assez forte proche de la menthe ; les fleurs sont à la croisée des chemins entre anis, menthe et réglisse. Outre les thés et autres tisanes, on pourra également employer les feuilles d’agastache pour parfumer crudités, salades, sauces pour les poissons ou même gâteaux. » Ici, c’est l’estragole qui pose des questions étonnantes : cette molécule est présente dans l’estragon, le basilic, l’anis et le fenouil, par exemple, et elle est hépatotoxique et cancérogène. Chez les rongeurs, l’estragole devient toxique à partir de deux grammes par kilogramme de poids corporel… mais, pour la consommation humaine, une limite de cinq grammes par kilogramme est admise. Est-ce bien raisonnable ?


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Quant aux huiles essentielles, vendues librement sur Internet, avec l’indication « 100 % pure et naturelle » (la cigüe aussi est naturelle !), elles contiennent plus de 80 pour cent d’estragole.

On lit qu’elles sont « stomachiques, apéritives, carminatives, antispasmodique, anti-inflammatoires, antivirales, antiallergiques, etc. et conseillées pour l’aérophagie, les digestions lentes, gastrites et colites, hoquet, la spasmophilie, le mal des transports, les douleurs prémenstruelles, dysménorrhées (règles douloureuses), les crampes et contractures musculaires, les névrites, sciatiques, les toux spastiques, asthme allergique.


Le monde végétal est plein de dangers alimentaires. Et alors ? par Hervé This
Puisque nous aimons l’estragon ou le basilic, et que nous ne sommes pas prêts à nous en priver, passons à Anacyclus pyrethrum, ou pyrèthre d’Afrique, dont Hildegarde de Bingen (1098-1179), bénédictine allemande qui publia un livre d’automédication dit : “La camomille pyrèthre réduit les toxines qui vicient le sang, accroît le sang pur et rend l’esprit clair. Elle redonne de nouvelles forces à quiconque est affaibli voire défaillant, et ne laisse rien quitter l’organisme qui n’ait été préalablement digéré, mais lui assure au contraire une bonne digestion.” La liste européenne signale pourtant que les graines ont provoqué des avortements chez des rats, quand ils étaient administrés par voie orale pendant 10 jours après la copulation, à une dose de 175 mg par kg. Les malformations des fœtus étaient nombreuses.
Anadenanthera ? Le genre contient des indolamines de la classe des tryptamine, par exemple la bufoténine et des bêta-carbolines, et les graines sont hallucinogènes. Elles sont toutefois en vente souvent avec la mention « les graines vendues ici sont strictement pour l’usage horticole », mais l’information figure à côté d’autres végétaux à usage analogue (pas horticole !).

L’agélique de Chine, elle, se trouve recommandée sur des sites de médecine « naturelle » pour « aborder un programme minceur avec succès ». Pourtant, elle contient 0,2 à 0,4 pour cent d’huile essentielle, avec notamment du safrole (carcinogène chez le rat et la souris), ou des fucocoumarines pas nécessairement bénéfiques.

Annona squamosa : La pomme cannelle, de couleur verte, est comestible et appréciée. L’aspect du fruit est étrange, car il est recouvert de protubérances ressemblant à des écailles. La pulpe du fruit, typique des Annonacées, est crémeuse et sucrée. Elle renferme de nombreuses graines noires. Pourtant, les fruits sont associés à des parkinsonismes atypiques, tout comme les infusions de feuilles.
Artemisia umbelliformis n’est autre que le génépi blanc, utilisé pour la fabrication de liqueurs. Il contient toutefois les thujone alpha et bêta qui ont des actions neurologiques.

Parfois, les dangers sont moindres. Par exemple, l’acide oxalique et les oxalates sont des substances toxiques que l’on trouve dans de nombreuses plantes (cacao, noix, noisettes, rhubarbe, oseille, épinard…) et qui provoquent des irritations locales importantes : l’absorption aisée par les muqueuses et la peau provoque des troubles de la circulation sanguine et des dommages rénaux. Ils peuvent irriter la voie œsophagienne ou gastrique lors de son ingestion et provoquer des dommages rénaux (calculs, oligurie, albuminurie, hématurie), sont mortels à forte dose, les précipités d’oxalate de calcium pouvant obstruer les canaux rénaux. Hélas, pour la tarte à la rhubarbe et le saumon à l’oseille !


Le monde végétal est plein de dangers alimentaires. Et alors ? par Hervé This
La liste européenne signale justement des dérives modernes du monde culinaire. Par exemple, Borrago officinalis, la bourrache, a des fleurs dont le goût rappelle celui de l’huître, tandis que les fleures ont une saveur proche de celle du concombre. Hélas, la plante contient des alcaloïdes de type pyrrolizidine insaturés toxiques.

Avec la cannelle, on touche le fond, parce qu’il est exact que la cannelle de Chine contient de la coumarine, dont la toxicité est reconnue : dès 2004, l’Aurorité européenne a recommandé une dose journalière acceptable de 0,1 milligramme par kilogramme de poids corporel, et un calcul simple montre que la dose est largement dépassée dans une cuillerée à café de l’épice… d’où l’importance de bien distinguer cette cannelle de la cannelle de Ceylan, sans coumarine. La compétence botanique ne suffit pourtant pas, car la coumarine est également présente dans l’angélique, le céleri, le panais, ou l’herbe de bison, ce qui a conduit les autorités américaines à interdire certaines vodkas … au grand dam des mêmes amateurs qui s’émeuvent de résidus de pesticides.

Arrêtons-la notre liste : nous n’en sommes qu’à la lettre B… et nous avons déjà mesuré l’incohérence de nos comportements gourmands… que nous ne changerons probablement pas !

Par Hervé This