L’épopée de la bouillabaisse n‘est donc pas terminée. Il me faut écrire la suite. Devant l’écran presque blanc de mon ordinateur, j’ai faim. Ou plutôt, je sens les effluves de la bouillabaisse. Dernièrement, lorsque j’ai écrit ma chronique sur les huitres, j’ai dû dans l’après-midi descendre d’urgence dans la plaine pour acheter une bourriche d’huitres. J’avais disserté plusieurs heures durant sur ce divin bivalve et l’envie d’iode devint si puissante qu’il me fallut en dévorer quelques-unes. Les premières trouvées firent l’affaire. J’en ai mangé trois douzaines. Je sens qu’en ce mois de novembre, je vais me la faire cette bouillabaisse ! Avec des amis cuisiniers. La veille, j’irais au marché acheter l’ail frais et les légumes, puis chercher ma commande auprès de mon poissonnier. On s’enfermera toute une journée dans ma cuisine.
D’abord la bouillabaisse est classée dans les potages. Qu’on se le dise. Il en existe six variétés : la bouillabaisse “en Provence”, “à Paris”, “Fouque”, ” Julien”, “Lapérouse”, “Latreille”. Nous allons donc survoler brièvement ces bouillabaisses en vogue début du siècle passé, mais je devrais hélas, vous passer les détails, car la prose de Madame Savarin s’étale sur plus de dix pages.
Pour réaliser à Paris une bouillabaisse marseillaise digne de ce nom, il faut renoncer à employer : “Gallinette, gournaou, saint-pierre de méditerranée, murène, fiela, petit loup, girelle-violette, donzelle à barbe, mulet de roche, merlan de la méditerranée, taquet, gobis…” Puis d’ajouter : “Ne comptez guère sur la véritable daurade de méditerranée, celle qui a les sourcils d’or…”. Elle poursuit : “Aux halles centrales, on risque quelquefois de trouver de la rascasse, du rouget de méditerranée, et de la baudroie…” Exit aussi “langoustes, cigales de mer et crabes de la méditerranée. Refusez les crabes de l’océan…”. Bref, notre cuisinière nous conseille d’employer les poissons provenant de la côte Ouest.
La bouillabaisse “Fouque” tire son nom d’un restaurant Marseillais, propriété de l’hôtel d’Orléans déjà installé et couru des gourmets début du 19ème siècle. Toujours pas de patates mais des tomates et pour la première fois “sauge et écorce d’orange”. Les poissons ? Rascasse rouge et blanche, merlan, saint-pierre, baudroie, gallinette, lucrèce et langouste. Tiens donc, je croyais que c’était un plat de pauvre…
“La bouillabaisse Julie” était vendue chez Julien de la Madrague restaurateur et ostréiculteur à Marseille. On croit rêver : on élevait des huitres dans la cité Phocéenne en 1900 ! Les poissons mis en œuvre sont assez commun, “un turbot en bas âge” en plus, et la petite langouste de méditerranée, essentielle, d’après l’auteur de ce plat “populaire” Ce crustacé devait être abondant et bon marché. En trouve-t-on encore ?
La bouillabaisse Lapérouse est servie à Paris dans le restaurant du même nom, juste après avoir traversé le Pont Neuf, sur la rive gauche. Monsieur Larivière est le chef de cuisine de cet établissement renommé. Il coupe les têtes d’une rascasse, d’un grondin, d’un saint-pierre, de lotte et, chose nouvelle, il y met de l’anguille de mer (congre ?) un litre de moules et un petit homard. Et dix grammes de safran !
Le point commun de toutes ces recettes ? Jamais de pommes de terre, de l’ail en quantité très raisonnable, du safran, des tomates, les herbes de l’arrière pays provençal, l’ombelle de fenouil, quelquefois du vin blanc sec, des oignons, le décilitre d’huile d’olive, et ses larges et épaisses tranches de pain non grillées et non aillées qui épousent les généreuses formes de la soupière. Et les poissons de saison dont on dispose. Ce plat servi en 1900 à Marseille n’est déjà plus une soupe réalisée avec les restes de la pêche mais bien une pure invention de l’art culinaire. Point de rouille et d’aïoli, ceci n’est que de la pure fiction. Quoi de plus désagréable et disharmonieux que d’ajouter dans un superbe bouillon une mayonnaise tomatée et pimentée qui s’étale grassement à la surface…
Mais revenons à notre recette de bouillabaisse. Jeanne Savarin prétend que ce plat n’est pas forcément Marseillais. “Il est réalisé dans tous les ports de la méditerranée, depuis Menton et Nice à l’Est, jusqu’à Cette-la-Joyeuse à l’Ouest (Sète ?)”. Puis voici qu’elle enfonce le clou. (Si des Marseillais lisent ma chronique, ils vont me détester !) “Celles qui sont en honneur à Marseille et à Toulon, méritent, à mon avis, d’être proclamées les meilleures ; elles doivent particulièrement leur légitime renommée à un avantage inappréciable, que voici : sur cette partie de la côte, on peut faire et on fait la bouillabaisse exclusivement avec du poisson DE ROCHE, qui, au surplus, est employé presque au sortir de l’eau”. (J’ai respecté les majuscules et les lettres en gras du texte original) Nous voici déjà bien loin en ce début du 19ème siècle de la soupe de subsistance qui nourrissait les pauvres pêcheurs condamnés à se nourrir des restes de poissons invendus…
Pêle-mêle, Jeanne enchaîne : “La bouillabaisse exige des poissons qui ont la vie dure au plus haut degré…une grande variété d’espèces est indispensable… “. Elle insiste sur la fraicheur des poissons, encore et encore car ils doivent être jetés “palpitants” dans le chaudron. Il faut noter qu’en 1900, une partie des poissons pêchés à Toulon ou à Marseille était expédiée vers Paris, par train rapide, dans des caisses en bois remplis d’algues marines.
Par Daniel Zenner