La bouillabaisse (2/2)

L’épopée de la bouillabaisse n‘est donc pas terminée. Il me faut écrire la suite. Devant l’écran presque blanc de mon ordinateur, j’ai faim. Ou plutôt, je sens les effluves de la bouillabaisse. Dernièrement, lorsque j’ai écrit ma chronique sur les huitres, j’ai dû dans l’après-midi descendre d’urgence dans la plaine pour acheter une bourriche d’huitres. J’avais disserté plusieurs heures durant sur ce divin bivalve et l’envie d’iode devint si puissante qu’il me fallut en dévorer quelques-unes. Les premières trouvées firent l’affaire. J’en ai mangé trois douzaines. Je sens qu’en ce mois de novembre, je vais me la faire cette bouillabaisse ! Avec des amis cuisiniers. La veille, j’irais au marché acheter l’ail frais et les légumes, puis chercher ma commande auprès de mon poissonnier. On s’enfermera toute une journée dans ma cuisine.

Le document promis est tiré d’un de mes vénérables ouvrages édité vers 1897. J’ignore la date exacte, mais par recoupement d’informations, je sais que ce livre, fait de quatre recueils saisonniers reliés, est antérieur à 1901. Jeanne Savarin, la nièce du brillant Brillat en est l’auteur principal aux côtés d’Auguste Colombier. Ce livre de cuisine est destinée aux maitresses de maison, ayant fort pouvoir d’achat, menant grande vie et entretenant pléthores de bonnes, servantes, cuisinières, brefs, des gens de maison si communs, mais nécessaires à la vie des bourgeois au début du 20ème siècle.
Ce livre, hérité de mon arrière grand-mère paternelle, femme d’un riche marchand de combustibles à Belfort, est un de mes plus vénérables grimoires. L’information qui y est consignée est d’une rigueur absolue. Aucun autre document de cette époque ne donne une meilleure image de la cuisine bourgeoise du début du 20ème siècle en vogue à Paris.
D’abord la bouillabaisse est classée dans les potages. Qu’on se le dise. Il en existe six variétés : la bouillabaisse “en Provence”, “à Paris”, “Fouque”, ” Julien”, “Lapérouse”, “Latreille”. Nous allons donc survoler brièvement ces bouillabaisses en vogue début du siècle passé, mais je devrais hélas, vous passer les détails, car la prose de Madame Savarin s’étale sur plus de dix pages.
Une chronique écrite par l’animateur, cuisinier, formateur Daniel Zenner

Pour réaliser à Paris une bouillabaisse marseillaise digne de ce nom, il faut renoncer à employer : “Gallinette, gournaou, saint-pierre de méditerranée, murène, fiela, petit loup, girelle-violette, donzelle à barbe, mulet de roche, merlan de la méditerranée, taquet, gobis…” Puis d’ajouter : “Ne comptez guère sur la véritable daurade de méditerranée, celle qui a les sourcils d’or…”. Elle poursuit : “Aux halles centrales, on risque quelquefois de trouver de la rascasse, du rouget de méditerranée, et de la baudroie…” Exit aussi “langoustes, cigales de mer et crabes de la méditerranée. Refusez les crabes de l’océan…”. Bref, notre cuisinière nous conseille d’employer les poissons provenant de la côte Ouest.

La bouillabaisse “Fouque” tire son nom d’un restaurant Marseillais, propriété de l’hôtel d’Orléans déjà installé et couru des gourmets début du 19ème siècle. Toujours pas de patates mais des tomates et pour la première fois “sauge et écorce d’orange”. Les poissons ? Rascasse rouge et blanche, merlan, saint-pierre, baudroie, gallinette, lucrèce et langouste. Tiens donc, je croyais que c’était un plat de pauvre…

Edouard Latreille, chroniqueur gastronomique de l’époque, donne sa recette : “les pêcheurs font ce bouillon avec le fretin et laissent les têtes aux gros poissons ; ces têtes, pour l’amateur, sont même les morceaux les plus friands de la bouillabaisse marseillaise” les poissons employés sont à peu près identiques à ceux de la recette précédente. Il ajoute du “safran en poudre impalpable…”

“La bouillabaisse Julie” était vendue chez Julien de la Madrague restaurateur et ostréiculteur à Marseille. On croit rêver : on élevait des huitres dans la cité Phocéenne en 1900 ! Les poissons mis en œuvre sont assez commun, “un turbot en bas âge” en plus, et la petite langouste de méditerranée, essentielle, d’après l’auteur de ce plat “populaire” Ce crustacé devait être abondant et bon marché. En trouve-t-on encore ?

La bouillabaisse Lapérouse est servie à Paris dans le restaurant du même nom, juste après avoir traversé le Pont Neuf, sur la rive gauche. Monsieur Larivière est le chef de cuisine de cet établissement renommé. Il coupe les têtes d’une rascasse, d’un grondin, d’un saint-pierre, de lotte et, chose nouvelle, il y met de l’anguille de mer (congre ?) un litre de moules et un petit homard. Et dix grammes de safran !


Le point commun de toutes ces recettes ? Jamais de pommes de terre, de l’ail en quantité très raisonnable, du safran, des tomates, les herbes de l’arrière pays provençal, l’ombelle de fenouil, quelquefois du vin blanc sec, des oignons, le décilitre d’huile d’olive, et ses larges et épaisses tranches de pain non grillées et non aillées qui épousent les généreuses formes de la soupière. Et les poissons de saison dont on dispose. Ce plat servi en 1900 à Marseille n’est déjà plus une soupe réalisée avec les restes de la pêche mais bien une pure invention de l’art culinaire. Point de rouille et d’aïoli, ceci n’est que de la pure fiction. Quoi de plus désagréable et disharmonieux que d’ajouter dans un superbe bouillon une mayonnaise tomatée et pimentée qui s’étale grassement à la surface…

Mais revenons à notre recette de bouillabaisse. Jeanne Savarin prétend que ce plat n’est pas forcément Marseillais. “Il est réalisé dans tous les ports de la méditerranée, depuis Menton et Nice à l’Est, jusqu’à Cette-la-Joyeuse à l’Ouest (Sète ?)”. Puis voici qu’elle enfonce le clou. (Si des Marseillais lisent ma chronique, ils vont me détester !) “Celles qui sont en honneur à Marseille et à Toulon, méritent, à mon avis, d’être proclamées les meilleures ; elles doivent particulièrement leur légitime renommée à un avantage inappréciable, que voici : sur cette partie de la côte, on peut faire et on fait la bouillabaisse exclusivement avec du poisson DE ROCHE, qui, au surplus, est employé presque au sortir de l’eau”. (J’ai respecté les majuscules et les lettres en gras du texte original) Nous voici déjà bien loin en ce début du 19ème siècle de la soupe de subsistance qui nourrissait les pauvres pêcheurs condamnés à se nourrir des restes de poissons invendus…
Pêle-mêle, Jeanne enchaîne : “La bouillabaisse exige des poissons qui ont la vie dure au plus haut degré…une grande variété d’espèces est indispensable… “. Elle insiste sur la fraicheur des poissons, encore et encore car ils doivent être jetés “palpitants” dans le chaudron. Il faut noter qu’en 1900, une partie des poissons pêchés à Toulon ou à Marseille était expédiée vers Paris, par train rapide, dans des caisses en bois remplis d’algues marines.

Vous trouverez ci-dessus la fabuleuse planche des poissons et crustacés sacrifiés à l’époque au Dieu Bouillabaisse, de Nice à Sète. Rêvez, braves gens ! Et que la Bonne Mère reste couchée car elle doit se morfondre : la méditerranée côtière est devenue une poubelle. La plupart des espèces, décrites en six pages dans cette recette de bouillabaisse provençale, a disparu. Les crustacés et coquillages n’y vivent qu’à l’état relictuel dans des zones ultra-protégées, comme d’ailleurs les poissons perroquet ou les mérous du côté des iles de Porquerolles. Plus de langoustes et de coquillages, les derniers thons rouges agonisent. Au travers de la passion que je nourris pour la gastronomie, je m’aperçois que la planète se meurt.
Nous pratiquons tous aujourd’hui la politique de l’autruche. Bien dans ses chaussons, on laisse aller, on continue de polluer, on racle les océans, on épuise les ressources, on donne à bouffer à nos poissons d’élevages les dernières anchois sauvages pêchées au large du Pérou. Vénus, Vulcain et Mars doivent bien se marrer. Je suis certain qu’ils doivent avoir la combine pour s’empiffrer encore de véritables bouillabaisses, quand ce plat aux senteurs nostalgiques des petits poissons de roches était leur nourriture festive, un plat des Dieux !

Par Daniel Zenner

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