Voilà un peu plus de dix jours que je suis en vadrouille gastronomique. J’ai cuisiné dans des serres, de la Bourgogne à la Franche Comté, en passant par le Haut Doubs et la Moselle, en partenariat avec des Horticulteurs et Pépiniéristes de France (HPF). Je monte donc une cuisine de campagne pour présenter quelques recettes de saison figurant dans mon nouveau livre: “Gastronomie et Plantes des Jardins”.
Panna Cotta au lilas, tiramisu à la rose de Damas, asperges rôties au beurre de cacao et vinaigrette d’herbes du moment, brick de glycine, tartelettes au magnolia, etc. Dans toutes les régions où je passe, je ne peux m’empêcher d’acheter des spécialités locales. La Franche Comté me plaît franchement. Comté et autres fromages, saucisses de Morteau, merveilleux vins du Jura: voilà qui me sied ! Si vous passez par Arbois, allez dans la “Winstub” locale “La Finette” pour déguster le poulet aux morilles et vin jaune, la fondue au comté ou l’assiette de charcuterie du Pays. Rapport qualité-prix imbattable et authenticité garantie.
Pour annoncer aux Parisiens les 60 ans de la Route des Vins d’Alsace, je suis allé une petite semaine dans la capitale pour cuisiner sur de beaux marchés comme celui de Grenelle ou de Saxe Breteuil. Une agence m’avait mis à disposition une véritable cuisine, tout en longueur. Je préparais devant le public mille portions dégustations par jour avec en prime un bon petit verre de vin d’Alsace.
En déplacement à Paris, je fréquente essentiellement des restaurants Japonais. Un de mes préférés est “Toritcho” rue du Montparnasse. Les poissons sont préparés devant vous. Vous pouvez vous assoir devant la vitrine réfrigérée d’où le maitre sort turbots, maquereaux, dorades, calamars, dos de saumon et longes de thon. Les couteaux taillent dans la masse, précisément, employant des techniques que je découvre chaque fois. Pour les Japonais, la meilleure partie des coquilles Saint-Jacques n’est ni le muscle blanc, qui sert à ouvrir et à fermer les valves, ni le corail, mais la partie ondulée qui borde le coquillage, encore faut-il l’avoir fraiche et entière. J’adore le sashimi de thon au natto (du soja vert en grain fermenté devenant gluant et d’un goût proche de celui du roquefort!) Les sashimis et diverses variétés de sushis naissent devant vous des mains expertes des cuisiniers. Ils sont servis à température ambiante. En dessert, il m’arrive de demander un bol de riz.
Celui-ci est d’un parfum et d’une suavité rare. La céréale reine d’Asie est une plante semi-aquatique: elle a besoin d’eau pour vivre. Je passe une minute à humer la vapeur qui s’échappe du bol car celui-ci est servi brulant. La fumée chaude immatérielle transporte le parfum du riz, du sac de jute et de celui de l’eau. En bouche, ce riz rond est à peine collant: les grains adhèrent délicatement entres-eux. Sous la langue, ils roulent, s’épanouissent enfin. Comme dans la cuisine thaïlandaise, le riz n’est jamais salé. Ce qui augmente paradoxalement son goût et celui de l’eau dont le grain s’est nourri à la cuisson. Chaque fois, j’ai l’impression de manger de l’eau. Comme si le riz cuit était le meilleur support pour valoriser la qualité des innombrables eaux du monde.
Dans les magasins Japonais, j’achète du riz Koshihikari de Toyama. Sur le paquet transparent sous-vide figure la photo de l’agriculteur qui a soigné la céréale abreuvée par les eaux très pures descendant en torrent du mont Tateyama. Ce riz pousse donc dans des eaux cristallines et froides, contrairement à d’autres ne trouvant que de l’eau croupie et tiède pour grandir.
Asako, une amie japonaise, m’initie à l’art de cuire le riz. Il me faut tout apprendre, car chaque cuisson correspond à un type de plats. Fini la cuisson pilaw au riz incollable précuit! Exit le rizotto et la cuisson créole!
Cet été, je vais m’amuser à préparer le même riz, cuit de façon identique mais avec chaque fois une eau différente. Je suis certain que j’arriverai à reconnaître l’eau de ma source, riche en fer et d’un PH de 6.4. Aucun traitement UV ni au chlore. L’eau descend simplement par gravitation du ventre de la montagne. Le riz aime l’eau pure. J’aime l’eau et le riz.
Entre deux marchés parisiens, j’avais deux jours de libre. Plutôt que de rentrer en Alsace, j’ai préféré rester dans la capitale. En regardant par hasard une carte de France dans une vitrine, je m’aperçois que l’océan est à moins de deux cent kilomètres de Paris. Je téléphone à Asako: demain on part en Normandie! En deux heures un quart, nous voici donc à Dieppe à parcourir le marché aux poissons sur le port. Une vingtaine de femmes de marins-pêcheurs nous propose les mêmes poissons. Point de crustacé, de coquillage ou de mollusque. Même les huitres sont absentes des étals, pourtant la Normandie est la première région ostréicole de France ! De petites limandes sont bradées à 1€ le kilo, le carrelet est à 3.50€, la raie un peu plus chère. De petits turbots d’environ 20 centimètres sont présents sur tous les étals (15€ kg). Surpris par leur petite taille, je crois d’abord qu’il s’agit de poissons d’élevage… Je demande à une vendeuse si on ne peut pas en avoir un spécimen un peu plus grand. Cette dernière m’en montre “un gros”, à peine de la taille de ceux nommés autrefois dans la cuisine d’Escoffier “turbotin”.
Puis passe devant mes yeux des images de turbots, des souvenirs gravés dans ma mémoire depuis plus de trente ans, des scènes où ces poissons plats avaient plus d’un mètre de large et une épaisseur de huit centimètres. Nous devions être au moins deux cuisiniers pour les porter. A la commande, Jean-Marie taillait de vraies darnes épaisses et généreuses, puis le poisson regagnait son lit de glaçons dans la chambre froide en attendant le prochain client qui commanderait une “Darne de turbot grillée, sauce hollandaise montée minute et riz pilaw”.
Les images de ces fabuleux tronçons de turbots adultes dansent dans mes souvenirs de gastronome. Mais retour à la réalité. Je me permets de demander à la femme du pêcheur pourquoi ils ne pêchent que des petits. Elle me répond qu’il n’y a plus de gros et que les poissons que voilà devant moi sont faciles à pêcher en ce moment, car ce sont toutes “de jeunes femelles pleines d’oeufs qui remontent en surface pour se reproduire”. Je lui demande alors si le fait de ne point les pêcher serait mieux en vue de protéger la ressource. La dame vexée me dit que pêcher c’est son métier, son gagne-pain…
Je ne dis plus rien et remercie la dame. Je n’achèterai donc pas de turbot pour cautionner ce pillage, ce massacre. Nos petits enfants ne verront plus jamais un grand-père turbot. Pourtant, des gestions exemplaires de ressources existent comme la pêche à la coquilles Saint-Jacques ou celles règlementée de plusieurs bivalves. Mais des dizaines d’espèces sont en voie d’extinction… Et les chaluts continuent de râcler impunément les océans et mers du globe…Asako achète des carrelets, puis nous trouvons des huitres de Saint Vaast sur le marché, un camembert au lait cru, crémeux à souhait, un superbe beurre salé, un cœur de Neufchâtel affiné à point et du pain au levain. Au dessus des falaises calcaires, dans un vent violent et froid, nous avons ripaillé en trinquant à la santé de la grande bleue, qui grondait sous nos pieds, aux cris des mouettes et d’autres oiseaux marins, qui jouaient au dessus de l’écume blanche et bouillonnante.
Le lendemain, chez Asako et son ami, j’ai dégusté le carrelet préparé en sashimi, c’est à dire cru. Pendant une nuit, Asako a enfermé le filet de ce poisson plat – trop souvent boudé par les cuisiniers- entre deux couches d’algue Kombo, le tout plié dans un linge puis légèrement compressé. Le temps a fait son œuvre. L’algue a absorbé l’eau du poisson en lui conférant une texture confite et un goût d’algue marine. Avec une sauce de soja millésimée, ce fût un pur bonheur! Et devinez ce qu’elle a fait avec la peau, les arêtes, la tête? Un excellent bouillon très pur, léger et suave. Puis elle a frit 15 minutes à basse température les parures du carrelet: je me suis donc régalé avec les arêtes frites accompagnées d’un plat de riz qui sentait si bon l’eau…de Paris!
Et dire que dans huits jours je repars à Paris, cuisiner sur la place Charles Michels, le superbe poulet label Rouge d’Alsace, la fraise mûrie sur le plant et l’incontournable choucroute crue et cuite.
Et je mangerai encore l’eau et boirai le riz.
Par Daniel Zenner