les poacées dominent (les ancêtres de la plupart de nos céréales endémiques)

Humeurs et saveurs saisonnières

Cette semaine, le beau temps est revenu, un temps de saison en quelque sorte. Le vent a chassé les nuages noirs, laissant dans un ciel de traîne quelques restes laiteux de vapeurs éphémères. En ce début du mois de juin, les gelées ne sont plus à craindre : je repique le basilic, les capucines et quelques plants de tomates encore fragiles. Mes semis de courgettes et de potimarrons sortent enfin de l’humus, déployant leurs feuilles sur les tas de fumier compostés. Je les vois chaque jour grossir, couvrir l’espace avant l’apparition des herbes indésirables.

Le lilas blanc achève seulement sa floraison, dominant les lis de collection, qui viennent fièrement présenter aux pollinisateurs leurs curieuses et insolentes fleurs. L’estragon, la livèche, les menthes, la pimprenelle, les origans sont en pleine forme. Je plante bien tard, penserez-vous à raison mais, dans ma retraite montagnarde, à 900 mètres d’altitude, les conditions ne sont pas les mêmes qu’autour de Strasbourg ou de Colmar: je vis dans un autre monde, observant de mon nid d’aigle la plaine d’Alsace.

Avant de descendre, je dois deviner le temps qu’il fait “en bas”, car il m’arrive souvent d’aller me ravitailler, vêtu d’un pantalon velours et d’une solide veste alors que les gens qui fréquentent le même marché que moi sont en short et en tongs ! Quelquefois, c’est l’inverse : je suis habillé léger alors que la plupart des gens portent pull en laine et grosses chaussures ! Cette situation se vérifie surtout en hiver, car je peux sans peine deviner le temps froid et brumeux de la plaine, quand j’observe l’épaisse couche cotonneuse, qui cache sous son manteau glacé villes et villages. En face, quelques sommets Vosgiens émergent. Au fond, les glaciers des Alpes Bernoises reflètent l’éclat du soleil couchant. Le soir, les derniers rayons de notre étoile caressent ces montagnes, irisant de rose ces miroirs glacés. L’hiver, sur une période de deux mois, nous avons nettement plus chaud en montagne : le soleil est bien présent, les panneaux solaires tournent à plein régime.
Pour connaître la météo, vous pouvez lire le journal ou naviguer sur Internet. En ce moment, les meilleurs “Monsieur Météo” ce sont les agriculteurs car leur métier dépend directement de la météo. ” Le temps qu’il fait” est déterminant pour la quantité des récoltes, savoir s’il faut installer les systèmes d’irrigation ou assurer un traitement préventif. Les agriculteurs ne peuvent rater la fenaison, surtout en montagne. Ils savent où se renseigner pour connaître précisément le temps qu’il va faire les prochains jours car la qualité des fourrages est en jeu. Quand je vois s’activer les machines agricoles et les hommes dans les prairies, je sais qu’il fera beau les prochains jours ! Voilà mes plus fiables prévisions météo !
Superbe mois de juin, contrairement à l’an dernier quand je désespérais de voir aux alentours les prés secs, bruns et brûlés par le soleil et l’absence d’eau. Cette saison, ils sont verts. L’herbe est riche et abondante, la fenaison a commencé. J’aime sentir les effluves de l’herbe fraiche coupée. Le matin, juste après la levée de l’astre au dessus du Kalblin, des parfums de foin montent de la plaine, portés par un vent tiède chargé de coumarine, cette remarquable molécule que l’on rencontre aussi dans la fève de Tonka ou dans les fameux “vins de mai” à base d’aspérule odorante. Dans une prairie, les poacées dominent (les ancêtres de la plupart de nos céréales endémiques). Ces herbes fauchées, en état de desséchement, développent ces principes odorants. Certes, de nombreuses autres végétaux comme les gaillets, souvent nombreux dans un pré, participent aussi par leur particularité à contenir de la coumarine, à parfumer les foins. L’envie de mettre en mes casseroles les parfums de foin me prend.

Mais qu’est ce donc que du foin ?

Le foin est un ensemble d’herbes séchées, qui proviennent de prairies permanentes ou temporaires. Habituellement, le paysan attend le stade de la formation des épis (épiaison) pour les faucher. Il ne faut pas confondre avec la paille, qui est la tige séchée de céréales cultivées. Le regain représente les coupes successives réalisées après la fenaison. La qualité du foin dépend de la composition floristique du pré, de la chimie de son sol et de sa nature géologique, de la région et du climat, de l’altitude et de l’exposition, de la pente du pré et de son entretien. Elle dépend aussi de la période à laquelle il est engrangé. Fauché précocement ou tardivement, il contiendra plus ou moins de feuilles, de tiges, de fleurs, d’épis verts ou mûrs. Coupé à la main, séché au soleil et récolté en vrac, voilà un vrai foin aux fibres longues et fines qui conférera au lait de nos chères bêtes à cornes une partie du secret du goût du terroir. Dans nos assiettes, le foin ne se mange pas. Nous n’avons pas le système digestif d’un herbivore pour assimiler la cellulose. Considérez-le comme une composante aromatique. N’ayez pas peur des petits microbes rendus inoffensifs par l’ébullition prolongée. Ne craignez pas non plus de vous empoisonner avec des plantes suspectes, comme le bouton d’or, que peut contenir le foin. Séché, il perd sa toxicité.
Blanc de poulet Fermier au Géromé frais et lard des Vosges, cuit en croûte de Foin par Philippe Laruelle

La cuisine au foin est connue de longue date. En Bretagne, l’andouille de Guéméné est cuite dans du foin. Dans le massif central le jambon sec est infusé 20 heures dans le bouillon chargé de plantes sèches. Plusieurs fromages sont affinés dans les bonnes herbes sèches des prés pour leur donner corps et arômes.

Les recettes sont nombreuses, simples, originales et bon marché. Il existe des sirops et des gelées de foin. Le premier est original pour agrémenter en apéritif un crémant ou un vin sec, réaliser quelques desserts à la saveur des prés. Avec un fromage fort de type Munster, la gelée de foin renforcera en bouche le côté “étable” de la préparation ! Essayez, c’est vraiment intéressant !

Mes amis adorent les coquelets cuits dans du foin. La recette est vraiment très simple : enduire des coquelets d’un peu d’huile, saler. Mettre du foin dans une terrine en terre, poser les tendres volatiles et recouvrir de foin. Lutter la cocotte. Enfourner 45 minutes à une heure. Les poussins cuiront dans leur propre vapeur et les succulentes chairs s’enrichiront des parfums du foin. La magie de ce plat atteindra son paroxysme quand vous ouvrirez à table le couvercle de la terrine !

Allez au Valtin découvrir le poulet en croûte de foin chez Philippe Laruelle ou à Baerenthal vous régaler avec le jambon de cochon de lait cuit sur un lit de foin de Jean George Klein : dans ce plat, le foin à vraiment gagné toutes ses lettres de noblesse.

Le foin se conserve aisément une bonne année, dans un sac en papier ou en botte. Pour vous en procurer, demandez à un gars du village ou à un paysan en train de faner, il vous en donnera bien un petit peu ! Sinon, pour quelques euros achetez une botte. Choisissez-la, réalisée de façon artisanale sur des prés que vous connaissez car vous pourriez tomber sur un foin de friche ou de jachère à peine bon pour donner aux ânes, ou trouver dans votre assiette de la terre, car de puissantes machines raclent un peu trop les champs. L’idéal est de faucher vous-même quelques arpents sous les arbres de votre verger. Laissez le soleil boire l’eau des herbes puis mettez en sac le foin tassé, c’est comme cela que je procède.

Botte de foin dans un champ et vue sur le village de Gertwiller, Bas-Rhin (67)

L’an dernier, au salon de l’Agriculture à Paris, j’avais programmé une recette employant du foin. Mais je l’avais oublié en Alsace. Je suis donc allé dans une jardinerie-animalerie pour en acheter et là, quelle ne fût pas ma surprise car une bonne douzaine de sortes de foin garnissaient les rayons ! Je ne savais pas que les possesseurs de hamsters, cochons d’Inde et lapins d’appartement était aussi exigeant quand à la qualité du fourrage. De véritables crus étaient vendus en sac de 2 à 10 kg. Des saveurs des Alpes du sud, du foin des Causses, des Pyrénées ; d’autres coupés ” à la main” à 1200 mètres, des fibres longues, des regains, des foins enrichis de serpolet ou de menthe, séchés naturellement ou en étuve, même des bios, compressés ou en vrac ! Bref, je me suis régalé !

Etonnante, la cuisine aux foins confère aux mets un goût typique et un parfum suave. Elle est l’œuvre de la nature et du cuisinier. Elle reflète le travail du paysan. Alors, ne soyez pas vache ou “bête à manger du foin”, essayez et régalez-vous.

Quel superbe mois de juin. Il est 10 heures, le ciel est bleu, le soleil monte. Une douce bise vient m’apporter le parfum de foin coupé, quelle belle journée en perspective, je vous laisse…

Par Daniel Zenner